Cara. Hector Malot
placée, dit-elle, je verrai mon père arriver de loin et je te préviendrai:
C'était toujours la même idée qui revenait comme si Madeleine eut été sous l'oppression d'un funeste pressentiment. Il eut voulu l'en distraire, mais comment? Ne valait-il pas mieux après tout qu'elle fût jusqu'à un certain point préparée à recevoir le coup suspendu au-dessus de sa tête, et qui d'un moment à l'autre, dans quelques minutes, peut-être allait la frapper; n'en serait-il pas moins dangereux, s'il n'en était pas moins rude?
—Qu'as-tu donc? lui demanda-t-elle après un moment de silence.
—Je pense à mon oncle.
—Tu es inquiet, n'est-ce pas?
—Inquiet, pourquoi? Je pense à sa maladie.
—Si tu savais comme il en souffre, non par le mal lui-même, mais par l'angoisse qu'il lui cause pour le présent et plus encore pour l'avenir, car tu comprends que sa position se trouve compromise. Aussi voudrait-il cacher à tous le danger qui le menace. S'il se doute que quelqu'un de Rouen t'a parlé de sa maladie, cela le tourmentera beaucoup.
—N'est-il pas convenu que je suis arrivé ici en me promenant?
—Enfin, fais le possible pour qu'il n'ait pas cette pensée, et fais le possible aussi pour le rassurer. Pour moi, c'est là ma grande préoccupation, et c'est pour qu'il ne s'inquiète pas que je ne l'accompagne pas toujours comme je le voudrais; il me semble que quand il est seul, comme il ne peut pas douter de ma sollicitude ni de ma tendresse, il en arrive parfois à douter de la gravité de son mal, et à se faire illusion sur le danger qui le menace. Je voudrais tant lui rendre un peu de tranquillité!
Tandis qu'elle parlait, Léon regardait ce qui se passait sur la grève et remarquait un mouvement parmi les baigneurs qui n'existait pas lorsqu'il était arrivé avec Madeleine.
Des groupes s'étaient formés, çà et là, dans lesquels on paraissait s'entretenir avec animation: ceux qui parlaient gesticulaient avec de grands mouvements de bras, ceux qui écoutaient prenaient des attitudes affligées ou consternées.
En face de la cabine dans laquelle ils étaient assis, mais à une certaine distance sur la plage se trouvaient de grandes jeunes filles qui jouaient au croquet: bien qu'elles fussent trop éloignées pour qu'on entendît ce qu'elles disaient, il était évident, à leurs exclamations et à la façon dont elles accompagnaient, dont elles poussaient leur boule lancée de la tête, des épaules ou du maillet qu'elles apportaient un très-vif intérêt à leur partie. Tout à coup, une personne étant venue parler à l'une d'elles, toutes cessèrent instantanément de jouer et formèrent le cercle autour de la nouvelle arrivante; et alors, ce que Léon avait déjà remarqué pour les groupes se reproduisit: même animation dans celle qui parlait, même consternation dans celles qui écoutaient; puis l'une de ces jeunes filles s'étant tournée vers la cabine de Madeleine en levant les bras au ciel, on lui abaissa vivement les mains, et aussitôt elle reprit sa place dans le cercle.
Près de ces jeunes filles des enfants s'amusaient à construire des fortifications en sable pour les opposer à la marée montante; l'un d'eux abandonna ce travail pour aller écouter ce que disaient les joueuses de croquet; puis étant revenu près de ses camarades, ceux-ci l'entourèrent et les fortifications furent abandonnées sans défenseurs à l'assaut des vagues.
Il était impossible de ne pas reconnaître que tout cela était significatif. Quelque chose d'extraordinaire venait de se passer.
Tout à coup Madeleine s'arrêta, et se levant vivement:
—Veux-tu venir avec moi? s'écria-t-elle. J'ai peur. Cette animation n'est pas naturelle. On nous regarde et comme si l'on osait pas nous regarder. Il faut que je sache. Je vais interroger ceux qui paraissent savoir quelque chose.
Comme elle venait de faire quelques pas en avant pour se diriger vers les joueuses de croquet, elle s'arrêta brusquement.
—M. Soullier s'écria-t-elle en désignant de la main un monsieur qui s'avançait marchant à grands pas.
Et elle se mit à courir, sans plus s'inquiéter de Léon, qui la suivit.
Ils arrivèrent ainsi tous deux ensemble près de M. Soullier.
—Mon père! s'écria Madeleine.
—Mais je ne l'ai pas vu.
—Mon Dieu!
Léon posa un doigt sur ses lèvres en regardant M. Souiller, mais celui-ci, qui ne le connaissait pas, ne fit pas attention à ce signe; d'ailleurs, il était tout à Madeleine.
—Avez-vous eu de mauvaises nouvelles de mon oncle? demanda Léon.
La question avait l'avantage de permettre à M. Soullier de ne pas répondre directement à Madeleine; celui-ci le sentit, et se tournant aussitôt vers Léon:
—On m'a parlé de monsieur votre oncle, dit-il, ou tout au moins j'ai cru que c'était de lui qu'il s'agissait.
Léon s'était rapproché de Madeleine et il lui avait pris la main.
—Que vous a-t-on dit? demanda-t-elle, qu'avez-vous appris? Où est mon père? Courons près de lui.
Sans lui répondre directement, M. Soullier s'adressa à Léon:
—Ne voyant pas monsieur votre oncle venir, je restai chez moi, tout d'abord l'attendant, ensuite me disant qu'il avait sans doute renoncé à son projet de pêche. Il y a une heure environ, un de mes voisins, qui avait profité de la grande marée pour aller pêcher sur les roches qu'en appelle îles de Bernières, vient de me dire qu'un ... accident ... un malheur était arrivé.
—Mon Dieu! s'écria Madeleine.
Sans s'adresser à elle, M. Soullier continua vivement, en homme qui a hâte d'achever ce qu'il doit dire:
—Une personne restée en arrière, quand déjà tout le monde revenait vers le rivage, avait été surprise par la marée montante. Cette personne se trouvait alors sur un îlot, et c'est là ce qui explique comment elle n'avait pas senti la mer monter. Mais entre cet îlot et la terre se trouvait une large fosse qu'il fallait traverser avant qu'elle fût remplie. Ceux qui virent la situation périlleuse de ce pêcheur attardé poussèrent des cris pour lui signaler le danger qu'il courait. Aussitôt le pêcheur se dirigea vers cette fosse, mais soit qu'il se fût laissé tomber dans un trou, soit que la fosse fût déjà remplie, il disparut sans qu'il fût possible de lui porter secours.
—Mon père, mon père! s'écria Madeleine.
—Mon enfant, il n'est nullement prouvé que cette personne fût votre père ... on ne m'a pas affirmé que c'était lui. Il est vrai que le signalement qu'on m'a donné se rapportait jusqu'à un certain point à votre père; c'est là ce qui m'a inquiété, c'est ce qui m'a fait accourir ici pour voir....
—Et vous voyez qu'il n'est pas là; oh! mon Dieu!
Elle resta un moment éperdue, affolée; puis, son regard se dégageant des larmes qui emplissaient ses yeux, elle vit devant elle son cousin qui lui tendait les bras, et elle s'abattit sur son épaule.
VII
Lorsqu'elle sortit enfin de sa longue crise nerveuse, sa première parole fut une prière adressée à son cousin:
—La marée basse aura lieu cette nuit à une heure, dit-elle; tu m'accompagneras, n'est-ce pas?
Elle ne dit point où elle voulait aller ni ce qu'elle voulait faire, mais il n'était pas nécessaire qu'elle s'expliquât plus clairement pour être comprise de Léon.
—Nous irons ensemble, répondit-il.
Mais ce n'était pas seuls qu'ils pouvaient tenter la recherche