Histoire des Montagnards. Alphonse Esquiros
point prévus, surgirent l'un après l'autre; les nobles dépossédés cherchèrent à entraver la marche de la Révolution naissante: à cette vue, Marat, impatient et déconcerté, frémit. Il fit alors des motions violentes, incendiaires. La sensibilité convulsive de cet être frêle donnait, par instants, aux articles de l'Ami du peuple la couleur d'une feuille imprimée avec du sang. On voudrait détruire ces pages que regrettait peut-être, le lendemain, l'auteur revenu au calme et à la conscience de ses devoirs.
Aucun sacrifice ne lui coûta pour assurer l'existence de son journal: on en jugera. «Vous accusez le destin, écrivait-il au ministre Necker, de la singularité des événements de votre vie. Que serait-ce si, comme l'Ami du peuple, vous étiez le jouet des hommes et la victime de votre patriotisme! Si, en proie à une maladie mortelle, vous aviez, comme lui, renoncé à la conservation de vos jours pour éclairer le peuple sur ses droits et sur les moyens de les recouvrer! Si, dès l'instant de votre guérison, vous lui aviez consacré votre repos, vos veilles, votre liberté! Si vous vous étiez réduit au pain et à l'eau pour consacrer à la chose publique tout ce que vous possédiez! Si, pour défendre le peuple, vous aviez fait la guerre à tous ses ennemis! Si, pour sauver la classe des infortunés, vous étiez brouillé avec tout l'univers sans même vous ménager un seul asile sous le soleil! Si, accusé tour à tour d'être vendu aux ministres que vous démasquiez, au despote que vous combattiez, aux grands que vous accabliez, aux sangsues de l'État auxquelles vous vouliez faire rendre gorge; si, décrété tour à tour par les jugeurs iniques dont vous auriez dénoncé les prévarications, par le législateur dont vous démasqueriez les erreurs, les iniquités, les desseins désastreux, les complots, la trahison; si, poursuivi par une foule d'assassins armés contre vos jours, si, courant d'asile en asile, vous vous étiez déterminé à vivre dans un souterrain pour sauver un peuple insensible, aveugle, ingrat! Sans cesse menacé d'être tôt ou tard la victime des hommes puissants auxquels j'ai fait la guerre, des ambitieux que j'ai traversés, des fripons que j'ai démasqués; ignorant le sort qui m'attend, et destiné peut-être à périr de misère dans un hôpital, m'est-il arrivé comme à vous de me plaindre? Il faudrait être bien peu philosophe, monsieur, pour ne pas sentir que c'est le cours ordinaire des choses de la vie; il faudrait avoir bien peu d'élévation dans l'âme, pour ne pas se consoler par l'espoir d'arracher, à ce prix, vingt-cinq millions d'hommes à la tyrannie, à l'oppression, aux vexations, à la misère, et de les faire enfin arriver au moment d'être heureux.»
Cette feuille était nécessaire pour surveiller et démasquer les principaux acteurs de la contre-révolution. Sans cesse sur la brèche, Marat empêchait de relever les pierres de l'ancien régime; ombrageux, il se piquait de connaître les hommes; d'un coup d'oeil, il lisait au fond des coeurs. La vérité est qu'il ne se méprit guère sur les intentions douteuses de Mirabeau, ni sur les traités secrets de ce tribun avec le château. Marat, c'était l'âme de la défiance populaire.
A côté du fanatisme révolutionnaire, le fanatisme royaliste: trois mois plus tard, le Châtelet avait à juger le marquis de Favras, qui avait formé le projet d'enlever le roi et la famille royale, pour les conduire a Péronne. Voici le plan du complot: rassembler les mécontents des différentes provinces, donner entrée dans le royaume à des troupes étrangères, et se mettre ainsi à la tête d'une contre-révolution. [Note: Monsieur, depuis Louis XVIII, s'était mêlé sourdement et timidement à cette conspiration contre l'État. Favras fit preuve de courage et de fidélité en ne dénonçant pas son auguste complice. Les papiers relatifs à cette affaire furent remis plus tard à Louis XVIII par madame du Cayla, et brûlés dans le tête-à-tête.]
Favras avait vécu en aventurier, il mourut en héros. Lorsqu'il sortit du Châtelet, après s'être confessé, la foule qui encombrait les rues battit des mains. Arrivé à la principale porte de Notre-Dame, il prit avec beaucoup de sang-froid la torche ardente d'une main et de l'autre son arrêt de mort qu'il lut lui-même d'un ton de voix assuré, nu-pieds, nu-tête, en chemise et ayant la corde au cou. La joie du peuple accouru sur son passage ne parut ni l'irriter ni l'affliger. En revenant de Notre-Dame, le condamné avait pâli, mais sa contenance était toujours ferme. De la Grève, Favras monta à l'Hôtel de Ville: il écrivit cinq à six lettres et dicta lui-même son testament avec la tranquillité d'un homme qui ne toucherait pas à ses derniers moments. La nuit était survenue. Cependant la foule qui occupait les dehors de l'Hôtel de Ville ne cessait de crier: Favras! Favras! On distribua des lampions sur la place; on en mit jusque sur la potence. Enfin le condamné descendit de l'Hôtel de Ville, marchant d'un pas assuré. Au pied du gibet, il éleva la voix, en disant: Citoyens, je meurs innocent, priez Dieu pour moi. Arrivé à la moitié de l'échelle, il dit d'un ton aussi élevé:
Citoyens, je vous demande le secours de vos prières, je meurs innocent. Au dernier échelon, Favras répéta une troisième fois: Citoyens, je suis innocent, priez Dieu pour moi; alors, se tournant vers le bourreau: Et toi, fais ton devoir.
Une question commençait à jeter le trouble dans le sein de l'Assemblée nationale, c'était celle des biens ecclésiastiques. Déjà plusieurs membres avaient demandé qu'une partie des richesses du clergé fût employée à l'amélioration des finances de l'État: rien de plus conforme que ce projet à l'esprit de désintéressement et de sacrifice qui est l'esprit même de l'Évangile. Tous les prêtres de bonne foi le reconnurent. «L'Église, écrivait l'un d'eux, nous est représentée comme arrachant son sein pour ses enfants; c'est là notre modèle. Allons faire notre prière et disons: Grand Dieu, vous aviez donné beaucoup de biens à nos frères, mais nous n'en sommes qu'usufruitiers; en bons citoyens, nous les remettons à la nation de qui nous les tenons.» La masse des ecclésiastiques se montrait fort éloignée de partager ces généreux sentiments; la résistance venait surtout de la part des évêques, entre les mains desquels étaient les richesses de l'Église de France. Jusque-là le clergé n'avait point trop ouvertement opposé son influence aux décisions de la majorité du pays: la concordance des principes chrétiens et des idées révolutionnaires était assez manifeste pour qu'on n'osât pas se couvrir de Dieu contre les nouveaux progrès de l'esprit humain. Mais quand la Révolution eut tenu aux ministres du culte le langage que Jésus lui-même tenait à un riche; quand elle leur eut dit: «Laissez à l'État ce que vous possédez, puis venez et suivez-moi,» oh! alors les visages se rembrunirent, et le haut clergé s'en alla triste, courroucé.
La discussion sur les biens ecclésiastiques s'ouvrit le 31 octobre 1789.
Il y avait alors dans l'Église une noblesse, une classe moyenne, un peuple; des riches, des aisés et des pauvres; tout cela contraire à l'esprit de l'institution. Comment des prélats entourés d'un faste insultant, des abbés coureurs de boudoirs, des moines oisifs et endormis dans la mollesse, se seraient-ils soumis de bon coeur à un nouvel ordre de choses qui leur retranchait de vastes domaines, de riches abbayes, la possession de terres léguées par les âges d'ignorance et de superstition? L'ambition des dépositaires infidèles de l'Évangile ne savait pas même se renfermer dans le cadre des dignités ecclésiastiques: ils avaient brigué partout les premières places. «La religion veut, au contraire, déclarait Camille Desmoulins, qu'ils aient le dernier rang. Le cahier de la ville d'Étain, après avoir cité une foule de textes: Que leur règne n'est pas de ce monde; que s'ils veulent être les premiers dans l'autre, il faut qu'ils soient les derniers dans celui-ci, etc., leur fait ce dilemme admirable: Si vous croyez à votre Évangile, mettez-vous à la dernière place qu'il vous assigne; soyez du moins nos égaux; ou, si vous ne croyez pas un mot de ce que vous dites, vous êtes donc des hypocrites et des fripons, et nous vous donnons, très-révérendissime père en Dieu, monseigneur l'archevêque de Paris, six cent mille livres de rentes pour vous moquer de nous: Quidquid dixeris argumentabor.»
Le haut clergé aima mieux se retirer de la Révolution que de rompre ces fatales attaches aux biens temporels, qui avaient amené dans l'Église le déclin des croyances et la corruption des moeurs.
Des hommes de loi, profondément versés dans la science des décrétales et des conciles; des abbés jansénistes, des ecclésiastiques connus par la rectitude de leur jugement, démontrèrent que le clergé n'était pas propriétaire, mais simple administrateur de ses biens, qui avaient été donnés au