L'homme qui assassina: Roman. Claude Farrère

L'homme qui assassina: Roman - Claude Farrère


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à la rose, simites à l'anis, miel d'Angora, pastilles du sérail, mouchoirs à carreaux, épingles anglaises, abricots de Damas, cartes postales, photographies obscènes et véritable eau de cerises. Tout ça pour un sou, pour un petit sou, pour un demi-sou: «On paras, bech paras, bech parayah!...»

      II

      16 août.

      Mon anniversaire! j'ai quarante-six ans aujourd'hui.

      Tout à l'heure, j'ai passé ma revue de détail, face à face avec mon plus large miroir. Il me semblait que ça devait terriblement se voir, cette année de plus qui vient de sonner à mon cadran. Eh bien! non, ça ne se voit pas trop.

      Mes cheveux grisonnent, c'est vrai,—et encore, pas tant que d'autres. Mais surtout, ils bouclent assez abondamment pour faire envie à bien des capitaines, voire à des sous-lieutenants. Par ailleurs, sans corset, j'ai soixante-quatre de tour de taille, et, quoique je sois petit, j'ai l'air d'être grand, à force de me tenir comme un piquet. Et puis, parmi pas mal de coquetteries, j'ai celle de raser toute barbe et toute moustache, et de m'en aller, à travers mon siècle, glabre comme un portrait du temps de ma tante grand.—On s'appelle Sévigné, que diable! on ne peut pas ressembler au premier Ramollot venu!—Bref, ces joues rasées sont encore assez fraîches, et, parole d'honneur, on me prendrait plutôt pour un blondin que pour un menton bleu.

      Quarante-six ans, tout de même! Un blondin de quarante-six ans. Voilà de quoi rire. Hélas, je me cramponne à ma jeunesse qui s'en va, et cela ne laisse pas d'être convenablement ridicule. Ceux qui liront un jour ces mémoires que j'entasse, cahier sur cahier, dans le propre secrétaire qui hébergea les lettres de feu madame de Grignan, auront de quoi se moquer du vieux beau que je suis. Pourtant, ma tristesse de vieillir est un peu plus noble, ce me semble, que les banales désolations des bourgeois qui regrettent Margot, et ses jupes faciles à trousser. Je regrette, moi, d'avoir usé en vain, sans grandeur ni beauté, la bête de race que j'étais, que je suis encore pour deux ou trois printemps à peine! et d'user pareillement, sans que l'histoire en garde vestige, l'esprit passablement net et fier qui habite en cette bête-là....

      C'est la faute du XXe siècle. J'étais fait pour des temps plus accidentés. Bien la peine, quand j'étais gosse, de me farcir la cervelle de belles fadaises héroïques, comme mes parents n'ont eu garde d'y manquer! A douze ans, j'avais pour camarades de récréations les héros de Plutarque et le Bussy d'Amboise de Dumas père. Depuis, quoi? j'ai été hussard et je suis colonel. Mais je n'ai pas seulement vu le feu, et mes vingt-cinq ans de harnais se sont partagés entre les quartiers de garnisons et les salons d'ambassades. En guise de champs de bataille, ma mauvaise étoile m'a offert des carrousels; en guise de charges à commander, des cotillons à conduire. Trocs déplorables. Et quand je m'aperçois, comme aujourd'hui, que mes cheveux ont blanchi à force de carrousels et de cotillons, au lieu de blanchir à force de charges et de batailles, pouah! le cœur m'en monte à la bouche.

      III

      J'habite, rue de Brousse, le premier étage d'une antique maison toute bardée de fer.

      La rue de Brousse, escarpée comme une échelle, ressemble, trait pour trait, à ces ruelles de Gênes qui tombent à pic dans la via Balbi. C'est étroit, très haut et assez sombre. Le soleil n'y a pas ses aises; la foule passe autre part; et quand il pleut fort, cela devient tout de suite un torrent.

      Mon appartement—mes appartements! les appartements du colonel attaché militaire de la République!—se compose de deux salons grands comme des églises, et, par surcroît, de quelques petites chambres assez incommodes. Les deux salons sont réunis par une porte en arc, sculptée à la turque, qui est, à mes yeux, l'agrément principal du logis. Malheureusement, le decorum diplomatique exige que mes salons restent salons, en vue des réceptions futures, et je ne puis installer mon lit ou ma table à écrire sous cette petite ogive d'ébène et de faïence. Du coup, je prends la rue de Brousse en grippe.

      D'ailleurs, elle est en plein milieu de Péra, cette rue de Brousse. Et j'ai encore dans mes oreilles le verdict du maréchal Mehmed pacha, piaffant sur le pont de Karakeuy: «Péra, Galata, Tatavla, Taxim,—de l'ordure!»

      Péra, Galata, Tatavla, le Taxim,—ma foi non, ce n'est pas joli!... Je ne m'y reconnais pas encore très bien, car Constantinople est un monde. Mais, grosso modo, ce monde est divisé par la Corne d'Or en deux continents, plus différents que ne sont l'Europe et l'Amérique. D'un côté, la ville turque chantée par Loti: Stamboul; de l'autre, les bourgades levantines parasites: Galata, Péra, Tatavla et le reste. Or, toutes ces bourgades sont déplaisantes. Grecques, arméniennes ou cosmopolites, chrétiennes en tout cas, elles symbolisent trop bien le christianisme pouilleux de l'Orient. Les rues pérotes, où bon gré mal gré il me faut piétiner tous les jours, regorgent d'une foule antipathique entre toutes les foules, et qui ne ressemblent en rien à l'éblouissante cohue du beau pont sur la Corne d'Or.—La Grand'Rue de Péra, notamment, horrifique et prétentieuse caricature des moins parisiens de nos boulevards, a le secret de m'exaspérer. Tout y singe l'Occident: les rues à tramways, les maisons à cinq étages, les boutiques à enseignes anglaises, les messieurs à chapeau melon, les dames à robe de province. Cette façade levantine n'est point artistique; et j'ai bien peur qu'elle ne cache un dessous moins élégant encore, un dessous d'autres singeries occidentales, plus viles: petits snobismes, petits potins, petites pruderies, petites lâchetés, petits cocuages et petits profits.

      Mon maréchal turc parle d'or. Dans Constantinople, il n'y a que Stamboul. Du seuil du grand pont, je regarde chaque soir cette Turquie à minarets qui se découpe si bien sur le rouge cerise du couchant. Mais je n'ai pas encore eu le temps d'y mettre un pied: car les six ambassades sont, pour deux mois encore, à Thérapia ou à Buyukdéré, dans le Haut Bosphore, à cinq lieues d'ici. Et moi, nouveau venu dans cette galère, il me faut chaque après-midi m'en aller là-bas, pour visiter en cérémonie tout le corps diplomatique, secrétaire après secrétaire, et pour corner cartes sur cartes chez des gens dits «du monde»,—du monde constantinopolitain,—dont le trait distinctif est une nationalité presque toujours énigmatique.

      IV

      —Heureusement, de la rue de Brousse à Thérapia, la route n'est pas vilaine.

      Il y a deux étapes. La première se fait par terre, et la seconde par eau. Il faut d'abord descendre la rue de Brousse jusqu'au plus bas, puis tourner à gauche, dans une amusante ruelle très tortueuse, dont je ne sais pas le nom. On passe un peu plus loin devant un poste de soldats, puis, le long d'un tout petit cimetière. Au delà, le quartier est tout à fait turc: rien que des maisons de bois à deux étages, avec quantité de fenêtres voilées de rideaux blancs bien opaques. Un coin de Stamboul égaré sur la rive pérote. Cela ne ressemble guère à la caricature de ville européenne qui sévit alentour. Plus de beaux messieurs à la mode de Londres, ni de belles dames à la mode de Paris, à la mode de l'avant-dernière année. Rien que de grands Ottomans graves, rien que des musulmanes voilées qui se hâtent. Et partout, du silence.

      Ma ruelle turque tourne de-ci, tourne de-là, bifurque, s'agrémente d'impasses. A certain carrefour marqué d'une fontaine, je ne manque jamais de m'embrouiller. Mais au bout d'une demi-lieue, je finis toujours par dégringoler certaine rampe quasi à pic, laquelle aboutit dans la principale rue de Galata. Galata, c'est le faubourg maritime de Constantinople,—le port, l'arsenal, les quais;—un faubourg tumultueux, très sale, et mal famé, mais combien préférable, pour mon goût, aux snobismes prétentieux de Péra!—Et


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