Arsène Lupin contre Herlock Sholmès. Морис Леблан
que ces irruptions de la dernière heure sont toujours pénibles. Elles semblent équivoques, peu naturelles. Il doit y avoir quelque chose là-dessous, sans quoi…
L’aspect du nouveau venu cependant et son attitude eussent plutôt atténué la mauvaise impression produite par son acte. De la correction, de l’élégance presque, une cravate de bon goût, des gants propres, un visage énergique… Mais, au fait, où diable avais-je vu ce visage ? Car, le doute n’était point possible, je l’avais vu. Du moins, plus exactement, je retrouvais en moi la sorte de souvenir que laisse la vision d’un portrait plusieurs fois aperçu et dont on n’a jamais contemplé l’original. Et, en même temps, je sentais l’inutilité de tout effort de mémoire, tellement ce souvenir était inconsistant et vague.
Mais, ayant reporté mon attention sur la dame, je fus stupéfait de sa pâleur et du bouleversement de ses traits. Elle regardait son voisin – ils étaient assis du même côté – avec une expression de réel effroi, et je constatai qu’une de ses mains, toute tremblante, se glissait vers un petit sac de voyage posé sur la banquette à vingt centimètres de ses genoux. Elle finit par le saisir et nerveusement l’attira contre elle.
Nos yeux se rencontrèrent, et je lus dans les siens tant de malaise et d’anxiété, que je ne pus m’empêcher de lui dire :
– Vous n’êtes pas souffrante, madame ?… Dois-je ouvrir cette fenêtre ?
Sans me répondre, elle me désigna d’un geste craintif l’individu. Je souris comme avait fait son mari, haussai les épaules et lui expliquai par signes qu’elle n’avait rien à redouter, que j’étais là, et d’ailleurs que ce monsieur semblait bien inoffensif.
À cet instant, il se tourna vers nous l’un après l’autre, nous considéra des pieds à la tête, puis se renfonça dans son coin et ne bougea plus.
Il y eut un silence, mais la dame, comme si elle avait ramassé toute son énergie pour accomplir un acte désespéré, me dit d’une voix à peine intelligible :
– Vous savez qu’il est dans notre train ?
– Qui ?
– Mais lui… lui… je vous assure.
– Qui, lui ?
– Arsène Lupin !
Elle n’avait pas quitté des yeux le voyageur et c’était à lui plutôt qu’à moi qu’elle lança les syllabes de ce nom inquiétant.
Il baissa son chapeau sur son nez. Était-ce pour masquer son trouble, ou simplement, se préparait-il à dormir ?
Je fis cette objection :
– Arsène Lupin a été condamné hier, par contumace, à vingt ans de travaux forcés. Il est donc peu probable qu’il commette aujourd’hui l’imprudence de se montrer en public. En outre, les journaux n’ont-ils pas signalé sa présence en Turquie, cet hiver, depuis sa fameuse évasion de la Santé ?
– Il se trouve dans ce train, répéta la dame, avec l’intention de plus en plus marquée d’être entendue de notre compagnon, mon mari est sous-directeur aux services pénitentiaires, et c’est le commissaire de la gare lui-même qui nous a dit qu’on cherchait Arsène Lupin.
– Ce n’est pas une raison…
– On l’a rencontré dans la salle des Pas-Perdus. Il a pris un billet de première classe pour Rouen.
– Il était facile de mettre la main sur lui.
– Il a disparu. Le contrôleur, à l’entrée des salles d’attente, ne l’a pas vu, mais on supposait qu’il avait passé par les quais de banlieue, et qu’il était monté dans l’express qui part dix minutes après nous.
– En ce cas, on l’y aura pincé.
– Et si, au dernier moment, il a sauté de cet express pour venir ici, dans notre train… comme c’est probable… comme c’est certain ?
– En ce cas, c’est ici qu’il sera pincé. Car les employés et les agents n’auront pas manqué de voir ce passage d’un train dans l’autre, et, lorsque nous arriverons à Rouen on le cueillera bien proprement.
– Lui, jamais ! Il trouvera le moyen de s’échapper encore.
– En ce cas, je lui souhaite bon voyage.
– Mais d’ici là, tout ce qu’il peut faire…
– Quoi ?
– Est-ce que je sais ? Il faut s’attendre à tout.
Elle était très agitée, et de fait la situation justifiait jusqu’à un certain point cette surexcitation nerveuse.
Presque malgré moi, je lui dis :
– Il y a en effet des coïncidences curieuses… Mais tranquillisez-vous. En admettant qu’Arsène Lupin soit dans un de ces wagons, il s’y tiendra bien sage, et, plutôt que de s’attirer de nouveaux ennuis, il n’aura pas d’autre idée que d’éviter le péril qui le menace.
Mes paroles ne la rassurèrent point. Cependant elle se tut, craignant sans doute d’être indiscrète.
Moi, je dépliai mes journaux et lus les comptes rendus du procès d’Arsène Lupin. Comme ils ne contenaient rien que l’on ne connût déjà, ils ne m’intéressèrent que médiocrement. En outre, j’étais fatigué, j’avais mal dormi, je sentis mes paupières s’alourdir et ma tête s’incliner.
– Mais, monsieur, vous n’allez pas dormir.
La dame m’arrachait mes journaux et me regardait avec indignation.
– Évidemment non, répondis-je, je n’en ai aucune envie.
– Ce serait de la dernière imprudence, me dit-elle.
– De la dernière, répétai-je.
Et je luttai énergiquement, m’accrochant au paysage, aux nuées qui rayaient le ciel. Et bientôt tout cela se brouilla dans l’espace, l’image de la dame agitée et du monsieur assoupi s’effaça dans mon esprit, et ce fut en moi le grand, le profond silence du sommeil.
Des rêves inconsistants et légers bientôt l’agrémentèrent, un être qui jouait le rôle et portait le nom d’Arsène Lupin y tenait une certaine place. Il évoluait à l’horizon, le dos chargé d’objets précieux, traversait des murs et démeublait des châteaux.
Mais la silhouette de cet être, qui n’était d’ailleurs plus Arsène Lupin, se précisa. Il venait vers moi, devenait de plus en plus grand, sautait dans le wagon avec une incroyable agilité, et retombait en plein sur ma poitrine.
Une vive douleur… un cri déchirant. Je me réveillai. L’homme, le voyageur, un genou sur ma poitrine, me serrait à la gorge.
Je vis cela très vaguement, car mes yeux étaient injectés de sang. Je vis aussi la dame qui se convulsait dans un coin, en proie à une attaque de nerfs. Je n’essayai même pas de résister. D’ailleurs, je n’en aurais pas eu la force : mes tempes bourdonnaient, je suffoquais… je râlais… Une minute encore… et c’était l’asphyxie.
L’homme dut le sentir. Il relâcha son étreinte. Sans s’écarter, de la main droite, il tendit une corde où il avait préparé un nœud coulant, et, d’un geste sec, il me lia les deux poignets. En un instant, je fus garrotté, bâillonné, immobilisé.
Et il accomplit cette besogne de la façon la plus naturelle du monde, avec une aisance où se révélait le savoir d’un maître, d’un professionnel du vol et du crime. Pas un mot, pas un mouvement fébrile. Du sang-froid et de l’audace. Et j’étais là, sur la banquette, ficelé comme une momie, moi, Arsène Lupin !
En vérité, il y avait de quoi rire. Et, malgré la gravité des circonstances, je n’étais pas sans apprécier tout ce que la situation comportait d’ironique et de savoureux. Arsène