Mémoires Posthumes de Braz Cubas. Machado de Assis

Mémoires Posthumes de Braz Cubas - Machado de Assis


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en ce bas monde qui échappe à ce travers? Il est bon d'ajouter qu'il ne recourut à ce stratagème qu'après avoir cherché à greffer notre famille sur le vieux tronc de mon célèbre homonyme, le capitan Braz Cubas, qui fonda la ville de S. Vicente où il mourut en 1592. Ce fut pour ce motif qu'il me donna le nom de Braz. Mais les descendants légitimes protestèrent, et il inventa les trois cents cuves mauresques.

      J'ai encore quelques parents vivants: ma nièce Venancia, par exemple: le lis de la vallée, fleur des dames de son temps. Son père aussi, Cotrim, un individu qui... mais n'anticipons pas sur les événements. Finissons-en d'une avec l'emplâtre.

      IV. L'IDÉE FIXE

      Après tant et tant de cabrioles, mon idée finit par devenir une idée fixe. Dieu te garde, lecteur, d'une semblable aventure. Mieux vaut un fétu ou même une poutre dans l'œil. Vois Cavour: ce fut l'idée fixe de l'unité italienne qui le tua. Il est vrai que Bismark n'est pas mort de la sienne. Mais la nature est une grande capricieuse, et l'histoire une éternelle toquée. Par exemple Suétone nous présente un Claude qui est un parfait imbécile,—une «citrouille», suivant l'expression de Sénèque,—et un Titus qui fut les délices de Rome. Et voici qu'un moderne professeur trouve le moyen de démontrer que des deux césars, le délicieux, l'exquis, c'est précisément la citrouille de Sénèque. Et toi, madame Lucrèce, fleur de la famille des Borgias, si un poète te peint sous les traits d'une Messaline catholique, il se présente aussitôt un Grégorovius incrédule pour adoucir ton profil. Si tu n'es pas un lis, au moins n'es-tu pas non plus un bourbier. Il me plaît de me tenir en équilibre, entre le poète et le savant.

      Vive l'histoire, qui, dans sa volubilité, tourne à tous les vents. Et pour en revenir à l'idée fixe, je dirai que c'est elle qui fait les grands hommes et les fous. L'idée mobile, vague, chatoyante, est le propre des Claude, suivant la formule de Suétone.

      Mon idée fixe, à moi, était fixe à un point que je ne saurais dire. Non, je ne trouve rien au monde qui soit assez fixe pour servir de terme de comparaison: peut-être la lune, peut-être les pyramides d'Égypte, ou l'ancienne diète germanique. C'est au lecteur de choisir et je le prie de ne pas faire la grimace, parce que je tarde à commencer la partie narrative de ces mémoires. Nous y viendrons. Je vois bien qu'il préfère l'anecdote à la réflexion, comme les autres lecteurs, ses confrères. Il est dans son droit. Encore un peu de patience. Ce livre est écrit avec flegme, avec le flegme d'un homme qui n'a plus à tenir compte de la brièveté du siècle. C'est une œuvre essentiellement philosophique, d'une philosophie inégale, tantôt austère, tantôt folichonne; elle n'édifie ni ne détruit; elle ne refroidit ni n'enflamme; et toutefois elle vise moins haut qu'à l'apostolat, et plus haut qu'au simple passe-temps.

      Allons, rectifiez la position de votre nez, et revenons à l'emplâtre. Laissons là l'histoire avec ses caprices de dame élégante. Nous n'étions pas à Salamine, et nous n'avons point écrit la confession d'Augsbourg. Pour ma part, si de temps à autre je me souviens de Cromwell, c'est seulement pour me dire que la main de Son Altesse, cette main qui ferma le Parlement, aurait pu imposer aux Anglais l'emplâtre Braz Cubas. Et ne vous riez pas de cette banale victoire de la pharmacie sur le puritanisme. Qui ne sait qu'au pied de chaque haute et ostensible bannière, il y a souvent de petits drapeaux, modestes et particuliers, qui se dressent et se déroulent à l'ombre de ceux-ci, et quelquefois même leur survivent. Voyez le village qui s'abritait sous la protection du château féodal. Le château tomba, le village demeure. Il est vrai qu'il a grandi et a pris des airs de noblesse... Décidément ma comparaison ne vaut rien.

      V. OÙ L'ON VOIT POINDRE L'OREILLE D'UNE FEMME

      Mais voici que tandis que j'étais en train de préparer et de perfectionner ma recette, je reçus en plein un vent coulis. Je tombai malade; je traitai le mal par le mépris. J'avais l'emplâtre en tête. Je portais en moi l'idée fixe des fous et des forts. Je me voyais de loin m'élevant au-dessus de la multitude, pour remonter au ciel comme un aigle immortel, et ce n'est pas en présence de ce spectacle sublime qu'un homme se laisse vaincre par la douleur. Le jour suivant j'étais plus mal. Je me soignai alors, mais incomplètement, sans méthode, et sans persistance. Telle fut l'origine du mal qui m'emporta dans le domaine de l'éternité. Vous savez déjà que je mourus un vendredi, jour de mauvais augure, et je crois avoir prouvé que ce fut ma découverte qui me tua. Il y a des démonstrations moins lucides et non moins triomphantes.

      Il n'était pas impossible cependant que je devinsse centenaire et que mon nom figurât dans les journaux sur la liste des macrobiens. J'avais une bonne santé, j'étais robuste. Supposez qu'au lieu de poser les bases d'une invention pharmaceutique, j'eusse réuni les éléments d'une institution politique ou d'une réforme religieuse. Le courant d'air, supérieur aux spéculations humaines, me surprenait de la même manière, et tout s'en allait à vau-l'eau. Telle est la destinée humaine.

      Ce fut sur cette réflexion que je pris congé de la femme, je ne dirai pas la plus sage, mais assurément la plus belle de toutes celles de son temps, de l'anonyme du premier chapitre, celle dont l'imagination, semblable aux cigognes de l'Illyssus... Elle avait alors cinquante-quatre ans; c'était une ruine, une imposante ruine. Figurez-vous, lecteur, que nous nous étions aimés, elle et moi, bien des années auparavant, et qu'un jour, au cours de ma maladie, je la vis paraître à la porte de ma chambre.

      VI. «CHIMÈNE, QUI L'EÛT DIT? RODRIGUE, QUI L'EÛT CRU?»

      Je la vis s'arrêter sur le seuil de l'alcôve, pâle, émue, vêtue de noir, et demeurer là sans oser entrer, peut-être intimidée par la présence d'un homme qui se trouvait avec moi. Du lit où j'étais étendu, je la contemplai pendant tout ce temps, sans lui rien dire et sans faire un geste. Nous ne nous voyions pas depuis deux ans déjà, et elle m'apparaissait, non telle qu'elle était, mais telle qu'elle avait été. Je me remémorai ce que nous fûmes tous deux, à l'époque juvénile vers laquelle un Ézéchias mystérieux fit soudain reculer le soleil. Je secouai toutes mes misères, et cette poignée de poussière, que la mort allait éparpiller dans l'éternité du néant, fut plus forte que le temps, ministre de la mort. Aucune eau de Jouvence n'eût valu cette simple et mélancolique évocation du passé.

      Croyez-m'en: rien ne vaut le souvenir. On ne doit jamais se fier à la félicité présente; il y a en elle une goutte de bave de Caïn. Quand le temps a passé, quand le spasme a cessé, alors oui, on peut vraiment savourer celle des deux illusions qui est la meilleure, parce qu'elle est exempte de souffrance.

      L'évocation fut d'ailleurs de courte durée. La réalité s'imposa, le présent fit disparaître le passé. Peut-être exposerai-je au lecteur, dans quelque page de ce livre, ma théorie des éditions humaines. Pour le moment, ce qu'il est important de savoir, c'est que Virgilia (elle s'appelait Virgilia) entra dans l'alcôve, avec la fermeté, la gravité que lui donnaient ses vêtements et aussi les années, et s'approcha de mon chevet. L'étranger se leva et sortit. C'était un individu qui venait tous les jours me rendre visite pour me parler du change, de la colonisation et de la nécessité de multiplier les chemins de fer au Brésil. Comme c'était passionnant pour un moribond! Il sortit; Virgilia demeura debout; durant quelques instants nous nous regardâmes en silence. Qui l'eût dit? de deux grands amoureux, de deux passions effrénées, il ne restait rien après vingt années: rien, ou tout au plus deux cœurs desséchés, dévastés par la vie et rassasiés d'elle, peut-être pas autant l'un que l'autre, mais enfin rassasiés tous deux. Virgilia avait alors la beauté de la vieillesse, un air austère et maternel. Elle était moins maigre qu'à notre dernière rencontre à la Tijuca dans une fête de la Saint-Jean. Elle faisait tête au temps: c'est à peine si quelques fils blancs s'intercalaient entre ses cheveux noirs.

      —Voilà que vous rendez visite aux défunts, lui dis-je.

      —Qui parle de défunts? répondit-elle en faisant la moue.

      Et après m'avoir serré la main:

      —Je m'occupe de


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