Mémoires de Mr. d'Artagnan. Gatien Courtilz de Sandras
gens de qualité, & l'on n'y voyoit point de gens de Robe ni de fils de Partisan comme il s'y en voit maintenant, & même comme il en est tout rempli. Ce n'est pas que je veuille dire que les premiers soient à mépriser. Ils ont leur merite tout comme les personnes les plus qualifiées, & s'il leur étoit deffendu de porter les armes nous n'aurions pas eu deux Marêchaux de France que le Parlement de Paris nous a déja donnez. Le Maréchal de Marillac, quoi qu'il ait péri malheureusement, n'en est pas moins recommandable par mille honnêtes gens qui savent de quelle maniere arriva son malheur. Le Maréchal Foucaut étoit pareillement d'une famille de Robe, & quoi qu'il portât d'autres armes que n'en portent ceux qui viennent comme lui de la famille qui porte ce nom là, ce n'étoit qu'à cause qu'Henri IV. les avoit changées pour un service important que l'un de ses ancêtres lui avoit rendu.
Le Roi avant que de me renvoyer voulut que je lui contasse non seulement mes deux combats, mais encore tout ce que j'avois fait depuis que j'avois l'âge de connoissance. Je contentai sa curiosité, à la reserve de ce qui m'étoit arrivé à S. Die, que je n'eus garde de lui dire. Je trouvois qu'il y alloit un peu trop du mien, & rien ne me faisoit souffrir avec patience l'affront que j'y avois reçu que l'esperance d'en pouvoir tirer vengeance bientôt. Je me fondois particulièrement sur les promesses que m'avoit fait Montigré de m'avertir quand Rosnay ne se deffieroit plus de rien, & qu'il reviendroit dans sa Maison. Je trouvois même qu'il ne m'avoit pas donné de méchantes arres de sa parole, en me prêtant son argent aussi genereusement qu'il avoit fait. J'avois cependant quelque inquiétude de savoir comment je le lui pourrois rendre, quand le Roi m'en tira heureusement. Il dit à l'Huissier de son Cabinet, avant que j'en sortisse, qu'il eut à lui faire venir son premier Valet de Chambre, & ce premier Valet de Chambre étant venu, il lui commanda de prendre cinquante Loüis dans sa Cassette, & de les lui apporter. Je me doutai bien, quand je l'entendis lui faire ce commandement, que ces cinquante Loüis étoient pour moi, & de fait le Roi ne les eut pas plûtôt qu'il me les donna à l'heure même. Il me dit en me les donnant que j'eusse soin seulement d'être honnéte homme, & qu'il ne me laisseroit manquer de rien.
Je crus ma fortune faite d'abord que je l'entendis parler de la sorte, & comme je n'avois pas envie de m'éloigner du chemin qu'il me prescrivoit, je regardai comme une chose indubitable ce qui me venoit de la bouche d'un si grand Roi. Mais je reconnus bientôt que c'étoit à tort que j'avois adjouté foi à ce Discours, & que si j'eusse étudié cette parole de l'Ecriture, qui nous apprend que nous ne devons jamais mettre nôtre confiance dans les Princes, mais en Dieu seul qui ne trompe jamais, ni qui ne sauroit jamais être trompe, j'eusse beaucoup mieux fait que de conter là dessus. J'expliquerai cela dans un moment & il faut que je rapporte auparavant ce qui arriva de la tromperie que faisoit Madame de Cavois. Elle garda son mari pendant quatre jours de la maniere que je viens de dire, & Bouvart, pour mieux trancher de l'homme important, continuant d'assurer qu'il lui étoit impossible de rechaper, à moins que d'un miracle, en l'état qu'il l'avoit laissé, elle s'en fut le lendemain au Palais Cardinal dans l'habit de deuil, le plus grand que put jamais porter une femme. Les Officiers du Cardinal qui la connoissoient aussi-bien qu'ils faisoient leur Maître ne la virent pas plûtôt dans cet équipage, qu'ils ne douterent point qu'elle ne l'eut perdu. Ils l'accablerent là dessus de complimens qu'elle réceut d'un air tout aussi triste que si la chose eut été bien vraye. Ils voulurent l'annoncer en même tems à son Eminence, ce qu'elle ne voulut pas souffrir, elle leur repondit qu'elle l'attendroit quand elle iroit à la Messe, & qu'il lui suffiroit de se faire voir à elle pour lui apprendre le besoin, qu'elle avoit de son secours. On fut dire en même tems à ce Ministre que Cavois étoit mort, & que sa veuve l'attendoit sur le passage de sa Chapelle pour lui recommander ses enfans. Le Cardinal à cette nouvelle n'osa sortir de sa Chambre, craignant que ce ne fut bien plûtôt pour l'accuser d'avoir fait mourir son mari, que pour lui demander quelque chose. Ainsi aimant mieux qu'elle lui fit une Mercurialle dans son Cabinet que de la lui faire devant tous ses Courtisans, il commanda en même tems qu'on la lui amenât. Il s'en fut au devant d'elle: d'abord qu'il l'apperçut il l'embrassa & lui dit qu'il étoit bien faché de la perte qu'elle avoit faite, que le deffunt avoit eu tort de prendre les choses à coeur aussi fortement qu'il avoit fait, qu'il devoit connoitre son humeur depuis le tems qu'il étoit à lui, & savoir que quelque violente que fut sa colère contre ses veritables serviteurs, elle n'étoit pas de longue durée; que cependant si elle avoit beaucoup perdu en le perdant, la perte qu'il faisoit lui même en lui n'étoit guéres moindre que la sienne; qu'il reconnoissoit mieux que jamais combien il avoit été de ses amis, puis qu'il n'avoit pû souffrir de sa bouche une seule parole rude sans en mourir de douleur.
Madame de Cavois ne l'entendit pas plûtôt parler de la sorte qu'elle lui dit qu'elle n'avoit que faire de pleurer ni de porter davantage son habit, qu'elle ne l'avoit pris que pour porter le deuil de la perte que son mari & elle avoient faite de l'honneur de ses bonnes graces; mais que puis qu'elle les leur rendoit elle n'avoir plus que faire ni de deuil ni d'armes; que son mari étoit bien mal à la verité, mais que comme il n'étoit pas encore mort il guériroit bientôt, quand il apprendroit cette bonne nouvelle. Le Cardinal fut bien surpris quand il lui vit quitter sitôt son personnage. Il se douta bien qu'elle ne l'avoit fait que pour l'obliger à le faire parler ainsi: il fut fâché de s'être si fort pressé, voyant bien qu'il ne feroit pas sans en être raillé dans le monde. Néanmoins Comme c'étoit une chose faite, & qu'il n'y avoit plus de remede, il se prit à en rire tout le premier. Il lui dit donc en même tems qu'il ne connoissoit point de meilleure Comedienne qu'elle, & il ajouta à cela qu'il vouloit, pour lui faire plaisir, demander au Roi qu'il lui plût créer en sa faveur une charge de Surintendant de la Comedie, tout de même qu'il y en avoit une de Surintendant des Bâtimens, afin de l'en gratifier; que quoique ce ne fut pas la coutume de donner le moindre emploi à une femme il ne laisseroit pas de tâcher de lui faire tomber celui-là, qu'il remontreroit sa capacité au Roi, & que comme il ne demandoit qu'à être bien servi, il ne doutoit pas qu'il ne la lui donnât preferablement à tout autre, puis qu'elle étoit plus capable que personne de l'exercer.
Mr. le Cardinal s'étant ainsi amusé à badiner avec elle, fit entrer ses principaux Officiers dans son Cabinet, & leur dit qu'ils n'avoient pas tout tant qu'ils étoient à se moquer les uns des autres, puis qu'elle les avoit tous attrapez également, qu'ils avoient crû que Cavois étoit mort, & que cependant à peine croiroit-il presentement qu'il fut malade; qu'il étoit bien vrai que Bouvart, qui l'avoit été voir, l'assuroit, & même qu'il l'avoit été bien dangereusement, mais que comme ce n'étoit qu'un ignorant, il étoit persuadé qu'on pouvoit se dispenser de le croire, sans courre risque de passer pour heretique. Ses Officiers qui n'étoient pas trop prévenus en faveur de ce medecin, le voyant de si belle humeur lui répondirent qu'il faisoit bien d'en avoir cette opinion, parce que s'il n'y avoit que cela qui le persuadât il pouvoit bien encore se tromper; que Bouvart, comme il le disoit fort bien, étoit un grand asne en matiere de medecine, & que tout Paris en convenoit aussi bien qu'ils convenoient de bonne foi que Madame de Cavois les avoit tous trompés.
Cette Dame ayant ainsi fait la paix de son mari avec le Cardinal, quelqu'un dit au Roi le tour qu'elle avoit joué à son Eminence, & en fit bien rire Sa Majesté. Treville qui lui en vouloit, parce que son Eminence lui en vouloit à lui même, ne fut pas un des derniers à s'en divertir avec elle. Il lui dit que c'étoit ainsi que les grands hommes avoient leur ridicule aussi bien que les autres, & prenant sujet de là de lui conter tout ce qu'il en savoit, il se donna carrière à ses depends, pendant je ne sais combien de tems.
D'abord que j'eus les cinquante Loüis du Roi je ne songeai plus qu'à renvoyer à Montigré l'argent qu'il m'avoir prêté si honnêtement. Une personne d'Orleans qui logeoit dans mon même logis & qui y étoit fort connu, voyant que j'étois en peine à qui m'addresser pour faire les choses seurement, me dit que si je m'en voulais bien fier à lui il me rendroit ce petit service, qu'il connoissoit Mr. de Montigré, & qu'il lui feroit tenir cet argent par une personne sûre; qu'elle n'étoit jamais une semaine sans aller chez lui. Je fus ravi de cette occasion qui me tiroit d'embarras. Je lui donnai en même tems la somme que je devois à ce Gentilhomme, & y ayant voulu ajouter quelque chose pour la dépense de celui qui lui porteroit cet argent, l'homme à qui je le donnois me dit que je lui faisois injure d'oser seulement lui en parler, qu'il n'étoit pas homme à demander