L'Immortel. Alphonse Daudet

L'Immortel - Alphonse Daudet


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veux-tu que je demande?...

      —A qui?

      —Rue de Courcelles... En avance sur le tombeau.

      —Je te le défends bien, par exemple!» Il lui parlait en maître, les lèvres pâles, l'oeil mauvais; puis de suite reprenant sa mine fermée, un peu railleuse:

      «Ne t'occupe plus de ça... ce n'est qu'une crise à passer... J'en ai vu bien d'autres.»

      Elle lui tendit son chapeau qu'il cherchait, prêt à partir puisqu'il ne pouvait rien tirer d'elle; et pour le retenir quelques instants de plus, elle lui parlait d'une grosse affaire en train, un mariage dont on l'avait chargée.

      A ce mot de mariage, il tressaillit, la regarda de côté: «Qui donc?» Elle avait juré de ne rien dire encore, mais à lui: «... le prince d'Athis.

      —Samy!... Et avec?»

      Elle aussi mit de profil son petit nez de ruse:

      «Tu ne la connais pas... Une étrangère... très riche... Si je réussis, je pourrai t'aider... conditions faites, engagement par lettres...»

      Il souriait, complétement rassuré:

      «Et la duchesse?

      —Elle ne sait rien, tu penses!

      —Son Samy, son prince, une liaison de quinze ans!»

      Madame Astier eut un geste atroce d'indifférence de femme pour une autre femme:

      «Ah! tant pis. Elle a l'âge...

      —Quel âge donc?

      —Elle est de 1827. Nous sommes en 80... Ainsi, compte. Juste un an de plus que moi.

      —La duchesse!» fit Paul stupéfait. Et la mère riant:

      «Eh oui! malhonnête... Qu'est-ce qui t'étonne? Tu la croyais, je suis sûre, vingt ans plus jeune... Mais c'est donc vrai que le plus roué de vous n'y connaît rien... Enfin, tu comprends, ce pauvre prince ne pouvait pas traîner ce licou toute sa vie, d'autant qu'un jour ou l'autre le vieux duc va mourir, il faudrait qu'il épouse. Et le vois-tu marié à cette vieille femme?...

      —Mazette! il fait bon être ton amie.»

      Elle s'emporta: La duchesse, une amie!... Oui, joliment!... Une femme qui, avec six cent mille francs de rente, intimes comme elles étaient, connaissant à fond leur détresse, n'avait jamais eu la pensée de leur venir en aide... de temps en temps une robe, un chapeau à prendre chez sa faiseuse... des cadeaux utiles... de ceux qui ne font pas plaisir...

      «Les jours de l'an de bon papa Réhu, fit Paul approuvant,... un atlas, une mappemonde...

      —Oh! je crois qu'Antonia est encore plus avare... Rappelle-toi, à Mousseaux, en pleine saison des fruits, quand Samy n'était pas là, les pruneaux qu'on nous donnait à dessert. Et pourtant, il y en a des vergers, des potagers; mais tout est vendu sur les marchés de Blois, de Vendôme... D'abord, c'est dans le sang. Son père, le maréchal, était renommé à la cour de Louis-Philippe... Et passer pour avare, à cette cour-là!... Toutes les mêmes, ces grandes familles corses: crasse et vanité. Ça mange dans de la vaisselle plate à leurs armes des châtaignes dont les porcs ne voudraient pas... La duchesse! mais c'est elle-même qui compte avec son maître d'hôtel... on lui monte la viande tous les matins... et le soir, dans les dentelles de son coucher,—je tiens ça du prince,—ainsi! prête pour l'amour, elle fait sa caisse.»

      Mme Astier se dégonflait, de sa petite voix aiguë et sifflante comme un cri d'oiseau de mer en haut d'un mât. Lui, l'écoutait, amusé d'abord, puis impatient, déjà dehors.

      «Je me sauve... fit-il brusquement, déjeuner d'affaires... très important...

      —Une commande?

      —Non... Cette fois, pas d'architéquerie...»

      Comme elle insistait curieusement pour savoir:

      «Plus tard... je te dirai... c'est en train...»

      Et avant de quitter sa mère, dans un baiser léger, il lui murmura près de l'oreille: «Tout de même, pense à mes dix mille...»

      Sans ce grand fils qui les divisait sourdement, les Astier-Réhu auraient fait un excellent ménage selon la convention mondaine et surtout académique. Après trente ans, leurs sentiments mutuels restaient les mêmes, gardés sous la neige à la température de «couche froide,» comme disent les jardiniers. Lorsque vers 1850 le professeur Astier, lauréat de l'Institut, demanda la main de Mlle Adélaïde Réhu, domiciliée alors au palais Mazarin, chez son grand-père, la beauté fine et longue de la fiancée, son teint d'aurore, n'étaient pas pour lui le véritable attrait; la fortune non plus, car les parents de Mlle Adélaïde, morts subitement du choléra, n'avaient laissé que peu de chose, et le grand-père, créole de la Martinique, un ancien beau du Directoire, joueur, viveur, mystificateur et duelliste, répétait bien haut qu'il n'ajouterait pas un sou à la maigre dot. Non, ce qui séduisit l'enfant de Sauvagnat, bien plus ambitieux que cupide, ce fut l'Académie. Les deux grandes cours à traverser pour apporter le bouquet journalier, ces longs corridors solennels, coupés de bouts d'escaliers poussiéreux, c'était pour lui le chemin de la gloire bien plus que celui de l'amour. Le Paulin Réhu des Inscriptions et Belles Lettres, le Jean Réhu des «Lettres à Uranie,» l'Institut tout entier, ses lions, sa coupole, ce dôme attirant comme une Mecque, c'est avec tout cela qu'il avait couché, sa première nuit de noces.

      Beauté qui ne s'éraille pas, celle-là, passion sur laquelle le temps n'avait pu mordre et qui le tenait si fort qu'il garda, vis-à-vis de sa femme, l'attitude d'un de ces mortels des temps mythologiques à qui les dieux accordaient parfois leurs filles. Devenu dieu lui-même, à quatre tours de scrutin, ce respect subsista encore. Quant à Mme Astier qui n'avait accepté le mariage que comme un moyen de quitter le grand-père à anecdotes, égoïste et dur, il lui avait fallu peu de temps pour juger quel pauvre cerveau de paysan laborieux, quelle étroitesse d'intelligence cachaient la solennité du lauréat académique fabricant d'in-octavos, sa parole à son d'ophicléide faite pour les hauteurs de la chaire. Pourtant, après qu'à force d'intrigues, de démarches, de quémandes, elle fut parvenue à l'installer académicien, elle se sentit prise d'une certaine vénération, oubliant qu'elle-même l'avait revêtu de cet habit à palmes vertes où sa nullité disparaissait.

      En cette parfaite association, sans joie, ni intimité ni communication d'aucune sorte, une seule note humaine et naturelle, l'enfant; et cette note troubla l'harmonie. Tout d'abord rien ne se réalisa de ce que le père voulait pour son fils, lauriers universitaires, nominations au grand concours, puis l'École Normale et le professorat. Paul, au lycée, n'eut que des prix de gymnastique et d'escrime, se distingua surtout par une cancrerie volontaire, entêtée, cachant un esprit pratique et le sens précoce de la vie. Soigneux de sa tenue, de sa figure, il n'allait jamais en promenade sans l'espoir hautement déclaré entre gamins, de «lever une femme riche.» Deux ou trois fois, devant le parti-pris de paresse, le père avait voulu sévir brutalement, à l'auvergnate; mais la mère était là pour excuser et protéger. Astier-Réhu grondait, faisait claquer sa mâchoire, cette mâchoire en avant qui lui avait valu le surnom de Crocodilus aux années de professorat; en dernière menace il parlait de faire sa malle et de s'en retourner planter ses vignes à Sauvagnat.

      «Oh! Léonard, Léonard...» disait Mme Astier doucement narquoise; et il n'en était pas autre chose. Un jour, pourtant, il faillit la boucler pour de bon, sa malle, quand après trois ans d'architecture à l'école des Beaux-Arts, Paul Astier refusa de concourir pour le prix de Rome. Le père bégayait d'indignation: «Malheureux, mais Rome ... tu ne sais donc pas... Rome, c'est l'Institut!» Le garçon se moquait bien de cela. Ce qu'il voulait, c'était la fortune, et l'Institut ne la donnait guère, à preuve son père, son grand-père et son aïeul le vieux Réhu. Se lancer, brasser des affaires, beaucoup d'affaires, gagner de l'argent tout de suite, voilà ce qu'il ambitionnait, lui, et pas de palmes sur habit vert!

      Léonard Astier suffoquait. Entendre son fils proférer de tels blasphèmes, et sa femme,


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