Les aventures complètes d'Arsène Lupin. Морис Леблан
s’installa dans une vaste et confortable limousine qui le conduisit au bois de Boulogne, chez le marquis et la marquise de Gastyne, où il était prié à déjeuner.
À deux heures et demie, il quittait ses hôtes, s’arrêtait avenue Kléber, prenait deux de ses amis et un docteur, et arrivait à trois heures moins cinq au parc des Princes.
À trois heures, il se battait au sabre avec le commandant italien Spinelli, dès la première reprise coupait l’oreille à son adversaire, et, à trois heures trois quarts, taillait au cercle de la rue Cambon une banque d’où il se retirait, à cinq heures vingt, avec un bénéfice de quarante-sept mille francs.
Et tout cela sans hâte, avec une sorte de nonchalance hautaine, comme si le mouvement endiablé qui semblait emporter sa vie dans un tourbillon d’actes et d’événements était la règle même de ses journées les plus paisibles.
– Octave, dit-il à son chauffeur, nous allons à Garches.
Et, à six heures moins dix, il descendait devant les vieux murs du parc de Villeneuve.
Dépecé maintenant, abîmé, le domaine de Villeneuve conserve encore quelque chose de la splendeur qu’il connut au temps où l’impératrice Eugénie venait s’y reposer. Avec ses vieux arbres, son étang, l’horizon de feuillage que déroulent les bois de Saint-Cloud, le paysage a de la grâce et de la mélancolie.
Une partie importante du domaine fut donnée à l’Institut Pasteur. Une portion plus petite, et séparée de la première par tout l’espace réservé au public, forme une propriété encore assez vaste, et où s’élèvent, autour de la maison de retraite, quatre pavillons isolés.
« C’est là que demeure Mme Kesselbach », se dit le prince en voyant de loin les toits de la maison et des quatre pavillons.
Cependant, il traversait le parc et se dirigeait vers l’étang.
Soudain il s’arrêta derrière un groupe d’arbres. Il avait aperçu deux dames accoudées au parapet du pont qui franchit l’étang.
« Varnier et ses hommes doivent être dans les environs. Mais, fichtre, ils se cachent rudement bien. J’ai beau chercher… »
Les deux dames foulaient maintenant l’herbe des pelouses, sous les grands arbres vénérables. Le bleu du ciel apparaissait entre les branches que berçait une brise calme, et il flottait dans l’air des odeurs de printemps et de jeune verdure.
Sur les pentes de gazon qui descendaient vers l’eau immobile, les marguerites, les pommeroles, les violettes, les narcisses, le muguet, toutes les petites fleurs d’avril et de mai se groupaient et formaient çà et là comme des constellations de toutes les couleurs. Le soleil se penchait à l’horizon.
Et tout à coup trois hommes surgirent d’un bosquet et vinrent à la rencontre des promeneuses.
Ils les abordèrent.
Il y eut quelques paroles échangées. Les deux dames donnaient des signes visibles de frayeur. L’un des hommes s’avança vers la plus petite et voulut saisir la bourse en or qu’elle tenait à la main.
Elles poussèrent des cris, et les trois hommes se jetèrent sur elles.
« C’est le moment ou jamais de surgir », se dit le prince.
Et il s’élança.
En dix secondes il avait presque atteint le bord de l’eau.
À son approche les trois hommes s’enfuirent.
Fuyez, malandrins, ricana-t-il, fuyez à toutes jambes. Voilà le sauveur qui émerge.
Et il se mit à les poursuivre. Mais une des dames le supplia :
– Oh ! Monsieur, je vous en prie mon amie est malade.
La plus petite des promeneuses, en effet, était tombée sur le gazon, évanouie. Il revint sur ses pas et, avec inquiétude :
– Elle n’est pas blessée ? dit-il. Est-ce que ces misérables ?
– Non… non… c’est la peur seulement… l’émotion… Et puis… vous allez comprendre… cette dame est Mme Kesselbach…
– Oh ! dit-il.
Il offrit un flacon de sels que la jeune femme fit aussitôt respirer à son amie. Et il ajouta :
– Soulevez l’améthyste qui sert de bouchon Il y a une petite boîte, et dans cette boîte, des pastilles. Que madame en prenne une… une, pas davantage, c’est très violent…
Il regardait la jeune femme soigner son amie. Elle était blonde, très simple d’aspect, le visage doux et grave, avec un sourire qui animait ses traits alors même qu’elle ne souriait pas.
« C’est Geneviève », pensa-t-il.
Et il répéta en lui-même, tout ému.
« Geneviève… Geneviève… »
Mme Kesselbach cependant se remettait peu à peu. étonnée d’abord, elle parut ne pas comprendre. Puis, la mémoire lui revenant, d’un signe de tête elle remercia son sauveur.
Alors il s’inclina profondément et dit :
– Permettez-moi de me présenter : Le prince Sernine.
Elle dit à voix basse :
– Je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance.
– En ne l’exprimant pas, madame. C’est le hasard qu’il faut remercier, le hasard qui a dirigé ma promenade de ce côté. Mais puis-je vous offrir mon bras ?
Quelques minutes après, Mme Kesselbach sonnait à la maison de retraite, et elle disait au prince :
– Je réclamerai de vous un dernier service, monsieur. Ne parlez pas de cette agression.
– Cependant, madame, ce serait le seul moyen de savoir…
– Pour savoir, il faudrait une enquête, et ce serait encore du bruit autour de moi, des interrogatoires, de la fatigue, et je suis à bout de forces.
Le prince n’insista pas. La saluant, il demanda :
– Me permettrez-vous de prendre de vos nouvelles ?
– Mais certainement…
Elle embrassa Geneviève et rentra.
La nuit cependant commençait à tomber. Sernine ne voulut pas que Geneviève retournât seule. Mais ils ne s’étaient pas engagés dans le sentier qu’une silhouette détachée de l’ombre accourut au-devant d’eux.
– Grand-mère ! s’écria Geneviève.
Elle se jeta dans les bras d’une vieille femme qui la couvrit de baisers.
– Ah ! Ma chérie, ma chérie, que s’est-il passé ? Comme tu es en retard ; toi si exacte !
Geneviève présenta :
– Mme Ernemont, ma grand-mère. Le prince Sernine…
Puis elle raconta l’incident et Mme Ernemont répétait :
– Oh ! Ma chérie, comme tu as dû avoir peur !… je n’oublierai jamais, monsieur… je vous le jure… Mais comme tu as dû avoir peur, ma pauvre chérie !
– Allons, bonne-maman, tranquillise-toi puisque me voilà…
– Oui, mais la frayeur a pu te faire mal… On ne sait jamais les conséquences… Oh ! C’est horrible…
Ils longèrent une haie pardessus laquelle on devinait une cour plantée d’arbres, quelques massifs, un préau, et une maison blanche.
Derrière la maison s’ouvrait, à l’abri d’un bouquet de sureaux disposés en tonnelle, une petite barrière.