Les Rois Frères de Napoléon Ier. Albert Du Casse
pudeur et eût brisé tous les freins, mettait ses projets à découvert et publiait ses ordres du conseil de novembre 1807, acte tyrannique et arbitraire qui a indigné l'Europe. Par cet acte, l'Angleterre réglait ce que pourraient transporter les bâtiments des nations étrangères, leur imposait l'obligation de relâcher dans ses ports, avant de se rendre à leur destination, et les assujettissait à lui payer un impôt. Ainsi, elle se rendait maîtresse de la navigation universelle, ne reconnaissait plus aucune nation maritime comme indépendante, rendait tous les peuples ses tributaires, les assujettissait à ses lois, ne leur permettait de commercer que pour son profit, fondait ses revenus sur l'industrie des nations et sur les produits de leur territoire, et se déclarait la souveraine de l'Océan, dont elle disposait comme chaque gouvernement dispose des rivières qui sont sous sa domination.
À l'aspect de cette législation, qui n'était autre chose que la proclamation de la souveraineté universelle, et qui étendait sur tout le globe la juridiction du Parlement britannique, l'empereur sentit qu'il était obligé de prendre un parti extrême et qu'il fallait tout employer plutôt que de laisser le monde se courber sous le joug qui lui était imposé. Il rendit son décret de Milan, qui déclare dénationalisés les bâtiments qui ont payé le tribut à l'Angleterre qui était imposé. Les Américains, menacés de nouveau de se trouver soumis au joug de l'Angleterre, et de perdre leur indépendance si glorieusement acquise, mirent un embargo général sur tous leurs bâtiments et renoncèrent à toute navigation et à tout commerce, sacrifiant ainsi l'intérêt du moment à l'intérêt de tous les temps, la conservation de leur indépendance.
Le succès des vues de l'empereur dépendait surtout de l'exécution universelle et sans exception de ses décrets. La Hollande a été un obstacle à cette exécution. Elle ne s'est soumise qu'en apparence à ces décrets. Elle a continué de faire le commerce interlope avec l'Angleterre. De fréquentes représentations ont été faites au gouvernement hollandais; elles ont été suivies de mesures de rigueur qui attestaient le mécontentement de l'empereur. Deux fois les douanes françaises ont élevé une barrière entre la France et la Hollande. L'empereur voulait tout tenter avant de se résoudre à détruire l'indépendance d'une nation qu'il avait protégée et favorisée, en lui donnant pour souverain un prince de son sang. Il a cherché à épuiser tous les moyens de conciliation, afin de pouvoir se rendre ce témoignage qu'il ne cédait qu'à l'impérieuse nécessité.
Le moment est venu de prendre un parti. Déjà l'empereur a fait connaître à la nation française, à l'Europe, la nécessité d'apporter quelques changements à la situation de la Hollande, puisque la nation hollandaise, loin d'avoir le patriotisme dont les Américains ont fait preuve, ne paraît guidée que par une politique purement mercantile et l'intérêt du moment présent. C'est de la part de l'empereur une résolution inébranlable que de n'ouvrir jamais ses barrières au commerce de la Hollande; il croirait les ouvrir au commerce anglais. La Hollande peut-elle donc exister dans cet état d'isolement, séparée du continent et cependant en guerre avec l'Angleterre?
D'un autre côté, l'empereur la voit sans moyens de guerre et presque sans ressources pour sa propre défense. Elle est sans marine, les seize vaisseaux qu'elle devait fournir ont été désarmés. Elle est sans armée de terre. Lors de la dernière expédition des Anglais, l'île de Walcheren, Bath et le Sud-Beveland n'ont opposé aucune résistance. Sans armée, sans douane, on pourrait presque dire sans amis et sans alliés, la nation hollandaise peut-elle exister? Une réunion de commerçants, uniquement animée par l'intérêt de leur commerce, peut former une utile et respectable compagnie, mais non une nation. L'empereur est donc forcé de réunir la Hollande à la France, et de placer ses douanes à l'embouchure de ses rivières. Laisser les embouchures du Rhin, de la Meuse et de l'Escaut à la Hollande, n'est-ce pas les livrer au commerce anglais, et ces grands fleuves ne sont-ils pas les artères de la France, comme la Hollande est une alluvion de son territoire?
Sans les ordres du conseil de novembre 1809, la France se serait plu à maintenir l'indépendance de la Hollande, parce qu'elle était compatible avec la sienne; mais depuis lors, rien de ce qui favorise le commerce anglais n'est compatible avec la souveraineté et l'indépendance des puissances du continent.
Sa Majesté désire la paix avec l'Angleterre. Elle a fait à Tilsitt des démarches pour y parvenir, elles ont été sans résultat. Celles qu'il avait concertées avec son allié à Erfurth, l'empereur de Russie, n'ont pas eu plus de succès. La guerre sera donc longue, puisque toutes les démarches tentées pour arriver à la paix ont été inutiles. La proposition même d'envoyer des commissaires à Morlaix pour traiter de l'échange des prisonniers, quoique provoquée par l'Angleterre, est restée sans effet, lorsqu'on a craint qu'elle pût amener un rapprochement.
L'Angleterre, en s'arrogeant par ses ordres du conseil de 1807 la souveraineté universelle, et en adoptant le principe d'une guerre perpétuelle, a tout brisé et a rendu légitimes tous les moyens de repousser ses prétentions. Par sa réunion avec la France, la Hollande s'ouvrira le commerce du continent, et ce commerce utile à la cause commune deviendra une source de richesses pour ses industrieux habitants.
Deux voies se présentent pour opérer cette réunion: la négociation ou la guerre. L'empereur désire s'entendre avec la nation hollandaise, lui conserver ses privilèges et tout ce qui, dans son mode d'existence, serait compatible avec les principes qu'il a constamment soutenus, et ne pas être réduit à fonder son droit sur les plus légitimes de tous: la nécessité et la conquête.
En exécution des ordres du roi Louis, les ministres du gouvernement hollandais envoyèrent M. Labouchère à Londres, avec mission de faire connaître au ministère britannique l'état des choses, de lui faire envisager combien il serait avantageux à l'Angleterre que la Hollande ne fût pas réunie à la France, enfin de l'engager à entrer en négociation pour une paix générale.
M. Labouchère, riche et honorable commerçant très connu et très estimé à Londres, devait envoyer le récit détaillé de ses démarches, des réponses qui lui seraient faites, et revenir en Hollande avant de se rendre à Paris près du roi. Les instructions données à M. Labouchère sont libellées en date du 1er février. Le 12 du même mois, sir Arthur Wellesley répondit: que l'Angleterre compatissait aux maux de la Hollande, que la mission de M. Labouchère n'était pas de nature à donner lieu à aucune observation sur une paix générale; que la France n'avait encore manifesté aucun symptôme, ou d'une disposition à la paix ou d'une tendance à se départir de ses prétentions, prétentions qui jusqu'alors avaient rendu nulle la volonté si bonne du gouvernement de la Grande-Bretagne pour mettre fin à la guerre.
En recevant cette réponse à Londres, M. Labouchère s'empressa de rendre compte au gouvernement hollandais de l'inutilité de ses démarches et de la persuasion où il était que toute tentative échouerait.
Ainsi se termina ce singulier épisode politique. On voulut essayer de le reprendre, et le 20 mars l'empereur écrivit à son frère de renvoyer à Londres M. Labouchère, non plus au nom du ministère hollandais, mais en son nom, avec une note non signée et non d'une écriture connue. Cette note, jointe à la lettre de l'empereur, se trouve à la page 319 du 20e volume de la correspondance de Napoléon Ier. Vers cette époque on répandit en Hollande le bruit de la mort du roi et de la régence de la reine. Ce bruit venait de ce que Louis, dont la santé était fort délabrée déjà, n'avait pu subir toutes les vexations auxquelles il avait été soumis sans tomber sérieusement malade. Il fut retenu assez longtemps au lit par une fièvre nerveuse. Tous les souverains et les princes alors à Paris s'empressèrent de le venir voir. Napoléon seul s'en abstint quelque temps. Il parut enfin un beau matin, brusquement, en se rendant à la chasse. La conversation des deux frères fut assez amicale. Ni l'un ni l'autre n'aborda la question des grands intérêts politiques. Pendant la maladie du roi, les troupes françaises continuaient à s'approcher d'Amsterdam. Louis trouva moyen d'envoyer encore des ordres formels pour qu'on mît cette capitale dans le plus imposant état de défense[62]. Une fois à peu près rétabli, il voulut s'assurer par lui-même s'il était encore prisonnier en France. Il se rendit à son château de Saint-Leu. Le doute ne lui fut pas permis. On n'avait pas encore arraché à ce malheureux prince toutes les concessions que l'on désirait. On ne tarda