Napoléon: La dernière phase. Archibald Philip Primrose Earl of Rosebery
papiers et exhiba à Warden une lettre du duc d'Enghien, écrite à Napoléon la veille de son exécution et supprimée par Talleyrand dans la crainte qu'elle ne touchât le Premier Consul et ne sauvât la vie du prince. Las Cases paraît avoir eu le monopole de ce document que personne, avant ou après lui, n'a eu la chance d'entrevoir, dont personne, si ce n'est lui, n'a jamais ouï parler. Ses propres déclarations, en ce qui touche l'affaire du duc d'Enghien, sont peut-être ce qu'il y a de plus trouble dans tout son ouvrage. Il fait seulement une allusion timide et brève à la lettre qu'il avait montrée triomphalement à Warden. Le langage de ce dernier est si remarquable qu'il demande à être cité textuellement: «J'ai vu une copie de cette lettre dans les mains du comte de Las Cases. Elle faisait partie, me dit-il, d'une masse de documents, formés ou réunis pour certifier et expliquer certains points obscurs de l'histoire, qu'il était occupé, de temps en temps, à rédiger sous la dictée de celui-là même qui en était le héros.» Suivons un instant les destinées de cette lettre du duc d'Enghien interceptée par Talleyrand et miraculeusement sauvée par Las Cases. Dans les Lettres du Cap, composées, inspirées ou revues par Napoléon, il est question de cette lettre. «L'auteur, y est-il dit, avait eu de fréquentes occasions de parcourir à la hâte des manuscrits du plus grand intérêt, relatifs aux événements mémorables des vingt dernières années; une grande partie de ces manuscrits ont été écrits sous la dictée de Napoléon.» En d'autres termes, Napoléon, auteur des Lettres du Cap, a eu la permission de consulter les manuscrits qu'il a lui-même dictés. Quand le duc d'Enghien était arrivé à Strasbourg, il avait écrit une lettre à Napoléon; il y faisait remarquer que «ses droits à la couronne étaient très éloignés, que, depuis longtemps, sa famille avait perdu le droit de les réclamer, et il promit, si on lui pardonnait, de faire connaître tout ce qu'il savait des complots des ennemis de la France et de servir le Premier Consul avec fidélité. Cette lettre ne fut présentée à Napoléon par Talleyrand que lorsqu'il était trop tard, lorsque le jeune prince n'était plus.» L'auteur continue en disant que, dans le manuscrit qu'on lui avait permis de voir, Napoléon déclarait que, «peut-être, si cette lettre lui eût été remise à temps, les avantages politiques qui auraient résulté de ses déclarations et de ses services auraient engagé le Premier Consul à lui pardonner». Cet extrait est intéressant parce qu'il contient la seule partie de ce curieux document qui ait subsisté jusqu'à nous. Il semble que des bruits relatifs à cette précieuse lettre eussent été répandus à Longwood parmi ceux des membres de la petite colonie qui n'avaient pas été mis dans le secret de Las Cases. Leur curiosité en fut vivement excitée. O'Meara semble s'être tout particulièrement distingué par son esprit de recherche infatigable. En 1817, il se met lui-même en scène, interrogeant l'Empereur sur ce sujet. «Je demandai s'il était vrai que Talleyrand eût gardé une lettre écrite par le duc d'Enghien et ne l'eût remise que deux jours après son exécution. Napoléon répondit: C'est vrai. Le duc m'avait écrit pour m'offrir ses services et me demander un commandement dans l'armée, et ce scélérat de Talleyrand ne m'en donna connaissance que deux jours après l'exécution du duc. J'observai que Talleyrand, en retenant cette lettre d'une manière aussi coupable, s'était réellement chargé de la culpabilité de cette action. L'Empereur répondit: Talleyrand est un briccone, capable de tous les crimes.»
Deux mois plus tard, en mars, O'Meara apprend à Napoléon que Warden a écrit sur lui et publié un livre dont tout le monde s'occupe. Le volume n'était pas encore arrivé à Sainte-Hélène, mais les journaux en donnaient des extraits. Napoléon s'asseoit pour lire les journaux et demande l'explication de certains passages. Sa première question est relative à l'affaire du duc d'Enghien. Qu'a dit là-dessus Warden? «Je répondis, nous raconte O'Meara, qu'il affirmait que Talleyrand avait retenu une lettre du duc longtemps après son exécution, et qu'il attribuait sa mort à Talleyrand. Di questo non c'è dubbio, il n'y a pas de doute là-dessus, répliqua Napoléon.» Plus tard, dans le même mois, Napoléon renouvelle cette déclaration devant O'Meara. «Quand le duc d'Enghien arriva à Strasbourg, il m'écrivit une lettre. Il m'offrait de me faire tout savoir si je lui accordais sa grâce. Sa famille, ajoutait-il, avait renoncé depuis longtemps à ses droits éventuels à la succession. Il terminait en me proposant ses services. La lettre fut remise à Talleyrand qui la tint secrète jusqu'après l'exécution.» Cela paraît assez clair, mais O'Meara voulait une certitude absolue. En avril, il demanda de nouveau à Napoléon si, au cas où Talleyrand lui aurait remis la lettre à temps, il aurait épargné la vie de celui qui l'avait écrite. «Il répondit: Probablement, je l'aurais épargnée, car, dans cette lettre, il s'offrait à me servir. D'ailleurs, c'était le meilleur de la famille.» Il est à remarquer que, bien que Napoléon ait parlé plus d'une fois de l'affaire du duc d'Enghien à Gourgaud, il n'a jamais dit un mot de la lettre devant cet officier dont le sens critique se laissait difficilement convaincre. Enfin la bulle de savon, laborieusement soufflée par Warden, O'Meara et les Lettres du Cap, crève ignominieusement. La lettre s'évanouit et, avec elle, l'accusation portée contre Talleyrand. Nous rentrons dans la vérité historique, grâce à la note bien connue écrite par le duc d'Enghien en marge du procès-verbal de son interrogatoire. C'est à Montholon que revint la tâche de machiner cette curieuse volte-face. Une telle manœuvre, on le comprend, ne pouvait être exécutée avec un plein succès. Mais le pauvre écuyer s'en acquitta d'une façon peu brillante et médiocrement faite pour entraîner les convictions. Il nous dit qu'après le départ d'O'Meara, son journal lui fut confié et qu'il était dans l'habitude de le lire tout haut à Napoléon. L'Empereur remarquait au passage certaines erreurs contenues dans le manuscrit. Quel dommage que Montholon n'ait pas tenu note de ces erreurs! Car l'unique assertion qui soit rectifiée est précisément celle qu'O'Meara avait reproduite solennellement par trois fois d'après le témoignage de l'Empereur en personne. Il faut citer textuellement. «M. O'Meara dit que M. de Talleyrand intercepta une lettre écrite par le duc d'Enghien quelques heures avant le jugement. La vérité est que le duc d'Enghien a écrit sur le procès-verbal d'interrogatoire avant de signer: «Je fais avec instance la demande d'avoir une audience particulière du Premier Consul. Mon nom, mon rang, ma façon de penser et l'horreur de ma situation me font espérer qu'il ne refusera pas ma demande.» C'est là, on le sait, ce que le duc a écrit en effet. Montholon continue ainsi: «Malheureusement l'Empereur n'eut connaissance de ce fait qu'après l'exécution du jugement. L'intervention de M. de Talleyrand dans ce drame sanglant est déjà assez grande sans qu'on lui prête un tort qu'il n'a pas eu.»
Nous regrettons d'avoir à déclarer que nous ne regardons pas cette rectification connue plus authentique que la fameuse lettre du duc d'Enghien, écrite à Strasbourg, pour offrir ses services et solliciter un commandement dans l'armée, lettre que Talleyrand aurait interceptée dans la crainte qu'elle n'amollît le cœur de Napoléon. L'existence et le sens de cette lettre sont clairement exposés par Warden qui a vu la lettre, par Las Cases qui la lui a montrée, par O'Meara qui a questionné trois fois Napoléon à ce sujet, par Napoléon lui-même dans les Lettres du Cap; et le point capital dans l'affaire n'est pas l'appel adressé par le duc à Bonaparte, mais l'infamie de Talleyrand qui l'a empêché d'arriver à sa destination. Warden lança la première affirmation en 1816; les Lettres du Cap suivirent en 1817, O'Meara en 1822, Las Cases en 1824. Enfin, en 1847, trente ans après que le fait avait été, pour la première fois, porté à la connaissance du public, paraît le livre de Montholon. Il y avait longtemps que la fausseté de tout ce récit avait été péremptoirement établie: quantité de brochures explicatives avaient vu le jour. Ce qui n'avait été publié nulle part c'est le document lui-même, si bruyamment annoncé et jamais livré au public. Montholon a donc à se tirer le mieux possible d'un mauvais pas et à se débarrasser comme il pourra d'un mensonge historique qui avait fait long feu. Comme on l'a vu, il imagine une petite mise en scène. Il se montre lisant tout haut le livre d'O'Meara où l'Empereur relève différentes erreurs; Montholon ne cite qu'une seule de ces rectifications, et ce n'est pas une rectification, c'est un démenti pur et simple donné à toute l'histoire et une réhabilitation absolue de Talleyrand. Quant à l'affirmation contenue dans le livre de Warden, affirmation qui sert de point de départ à la conversation de Napoléon avec O'Meara en mars 1817 et aux assertions catégoriques des Lettres du Cap, composées par Napoléon lui-même, Montholon n'y touche pas; il ne peut y toucher. Il est certain que Napoléon n'a pas connu les derniers mots écrits par le duc avant l'exécution,