Les énigmes de l'Univers. Ernst Haeckel
ne me semble plus propre que cette grandiose perspective cosmologique à nous fournir, dès le début, la juste mesure et le point de vue le plus large que nous devons toujours garder lorsque nous essayons de résoudre la grande énigme de l'Univers qui nous entoure. Car par là il est non seulement démontré clairement quelle est l'exacte place de l'homme dans la nature, mais, en outre, le délire anthropiste des grandeurs, si puissant, se trouve réfuté; par là il est fait justice de la prétention avec laquelle l'homme s'oppose à l'Univers infini et se rend hommage comme à l'élément le plus important du Cosmos. Ce grossissement illimité de sa propre signification a conduit l'homme, dans sa vanité, à se considérer comme l'«image de Dieu», à revendiquer pour sa passagère personne une «vie éternelle» et à s'imaginer qu'il possédait un entier «libre arbitre». Le «ridicule délire de César», dont Caligula était atteint, n'est qu'une forme spéciale de cette orgueilleuse déification de l'homme par lui-même. C'est seulement lorsque nous aurons renoncé à cet inadmissible délire des grandeurs et lorsque nous aurons adopté la perspective cosmologique naturelle, que nous pourrons parvenir à résoudre les énigmes de l'Univers.
Nombre des énigmes de l'Univers.—L'homme moderne, sans culture, tout comme l'homme primitif et grossier, se heurte à chaque pas à un nombre incalculable d'énigmes de l'Univers. A mesure que la culture augmente et que la science progresse, ce nombre se réduit. La philosophie moniste ne reconnaît, finalement, qu'une seule énigme, comprenant tout: le problème de la substance. Cependant il peut paraître utile de désigner encore de ce nom un certain nombre des problèmes les plus difficiles. Dans le discours célèbre, prononcé par lui en 1880 à l'Académie des sciences de Berlin, au cours d'une séance en l'honneur de Leibnitz, Emile du Bois-Reymond distinguait sept énigmes de l'Univers et les énumérait dans l'ordre suivant: 1o Nature de la matière et de la force; 2o Origine du mouvement; 3o Première apparition de la vie; 4o Finalité (en apparence préconçue) de la nature; 5o Apparition de la simple sensation et de la conscience; 6o La raison et la pensée avec l'origine du langage, qui s'y rattache étroitement; 7o La question du libre arbitre. De ces sept énigmes, le président de l'Académie de Berlin en tient trois pour tout à fait transcendantes et insolubles (la 1re, la 2e et la 5e); il en considère trois autres comme difficiles, sans doute, mais comme pouvant être résolues (la 3e, la 4e et la 6e); au sujet de la septième et dernière énigme de l'Univers, pratiquement la plus importante (à savoir le libre arbitre), l'auteur semble incertain.
Comme mon Monisme diffère essentiellement de celui du président berlinois, comme, d'autre part, la façon dont celui-ci conçoit les «sept énigmes de l'Univers» a trouvé le plus grand succès et s'est propagée dans tous les milieux, je considère comme opportun de prendre de suite et nettement position vis-à-vis de mon adversaire.
A mon avis, les trois énigmes «transcendantes» (1, 2, 5) sont supprimées par notre conception de la substance (chapitre XII); les trois autres problèmes, difficiles mais solubles (3, 4, 6) sont définitivement résolus par notre moderne théorie de l'évolution; quant à la septième et dernière énigme, le libre arbitre, elle n'est pas l'objet d'une explication critique et scientifique car, en tant que dogme pur, elle ne repose que sur une illusion et, en vérité, n'existe pas du tout.
Solution des énigmes de l'Univers.—Les moyens qui nous sont offerts, les voies que nous avons à suivre pour résoudre la grande énigme de l'Univers ne sont point autres que ceux dont se sert la science pure, en général, c'est-à-dire l'expérience d'abord, le raisonnement ensuite. L'expérience scientifique s'acquiert par l'observation et l'expérimentation, dans lesquelles interviennent en première ligne l'activité de nos organes des sens, en second lieu, celle des «foyers internes des sens» situés dans l'écorce cérébrale. Les organes élémentaires microscopiques sont, pour les premiers, les cellules sensorielles, pour les seconds des groupes de cellules ganglionnaires. Les expériences que nous avons faites du monde extérieur, grâce à ces inappréciables organes de notre vie intellectuelle, sont ensuite transformées par d'autres parties du cerveau en représentations et celles-ci, à leur tour, associées pour former des raisonnements. La formation de ces raisonnements a lieu par deux voies différentes, qui ont, selon moi, une égale valeur et sont au même degré indispensables: l'induction et la déduction. Les autres opérations cérébrales, plus compliquées: enchaînement d'une suite de raisonnements; abstraction et formation des concepts; le complément fourni à l'entendement, faculté de connaître, par l'activité plastique de la fantaisie; enfin la conscience, la pensée et le pouvoir de philosopher—tout cela ce sont encore autant de fonctions des cellules ganglionnaires corticales, ni plus ni moins que les fonctions précédentes, plus élémentaires. Nous les réunissons toutes sous le terme supérieur de raison[6].
Raison, sentiment et révélation.—Nous pouvons, par la seule raison, parvenir à la véritable connaissance de la nature et à la solution des énigmes de l'Univers. La raison est le bien suprême de l'homme et la seule prérogative qui le distingue essentiellement des animaux. Il est vrai, il n'a acquis cette haute valeur que grâce aux progrès de la culture intellectuelle, au développement de la science. L'homme civilisé avant d'être instruit et l'homme primitif, grossier, sont aussi peu (ou tout autant) «raisonnables» que les Mammifères les plus voisins de l'homme (les singes, les chiens, les éléphants, etc.) Cependant, c'est une opinion encore très répandue, qu'en dehors de la divine raison il y a en outre deux autres modes de connaissance (plus importants même, va-t-on jusqu'à dire!): le sentiment et la révélation. Nous devons, dès le début, réfuter énergiquement cette dangereuse erreur. Le sentiment n'a rien à démêler avec la connaissance de la vérité. Ce que nous appelons «sentiment» et dont nous faisons si grand cas, est une activité compliquée du cerveau, constituée par des émotions de plaisir et de peine, par des représentations d'attraction et de répulsion, par des aspirations du désir passager. A cela peuvent s'adjoindre les activités les plus diverses de l'organisme: besoins des sens et des muscles, de l'estomac et des organes génitaux, etc. La connaissance de la vérité n'est en aucune manière ce que réclament ces complexus qui constituent la statique et la dynamique sentimentales; au contraire, ils troublent souvent la raison, seule capable d'y atteindre et ils lui nuisent à un degré souvent sensible. Aucune des «énigmes de l'Univers» n'a encore été résolue ni même sa solution réclamée, par la fonction cérébrale du sentiment. Nous en pouvons dire autant de la soi-disant révélation et des prétendues vérités de la foi qu'elle nous fait connaître; tout cela repose sur une illusion, consciente on inconsciente, ainsi que nous le montrerons au chapitre XVI.
Philosophie et Sciences Naturelles.—Nous devons nous réjouir comme d'un des plus grands pas accomplis vers la solution des énigmes de l'Univers, de constater qu'en ces derniers temps on a de plus en plus reconnu pour les deux uniques routes conduisant à cette solution: l'expérience et la pensée—ou l'empirisme et la spéculation—enfin considérés comme ayant des droits égaux et comme des méthodes scientifiques se complétant réciproquement. Les philosophes ont graduellement reconnu que la spéculation pure, telle, par exemple, que Platon et Hegel l'employaient à la construction idéaliste de l'Univers, ne suffit pas à la connaissance véritable. Et de même, les naturalistes se sont convaincus, d'autre part, que la seule expérience, telle, par exemple, que Bacon et Mill la donnaient pour base à leur philosophie réaliste, est insuffisante à elle seule pour l'achèvement même de cette philosophie. Car les deux grands moyens de connaissance: l'expérience sensible et la pensée appliquant la raison, sont deux fonctions différentes du cerveau; la première s'effectue par les organes des sens et les foyers sensoriels centraux, la seconde s'effectue grâce aux foyers de pensée interposés au milieu des précédents, ces grands «centres d'association de l'écorce cérébrale» (cf. chap. VII et X). C'est seulement de l'action combinée des deux que peut résulter la vraie connaissance. Je sais bien qu'il existe encore aujourd'hui maints philosophes qui veulent construire le monde en puisant dans leur seule tête et qui méprisent la connaissance empirique de la nature