Le livre de Monelle. Marcel Schwob
avec le charbon et je la tuerai avec ses ciseaux. Oui. (Elle mit sa bouche en pointe.) Oh! emmène-moi loin, que je ne la revoie plus. J’ai peur de son nez pincé et de ses lunettes. Je me suis bien vengée avant de m’en aller. Figure-toi qu’elle avait le portrait de son papa et de sa maman, dans des choses de velours, sur la cheminée. Des vieux; pas comme ma maman, à moi. Toi, tu ne peux pas savoir. Je les ai barbouillés avec du sel d’oseille. Ils seront affreux. C’est bien fait. Tu pourrais me répondre, au moins.
Le mousse levait les yeux sur la mer. Elle était sombre et brumeuse. Un rideau de pluie voilait toute la baie. On ne voyait plus les écueils ni les balises. Par moments le linceul humide tissé de gouttelettes filantes se trouait sur des paquets d’algues noires.
—On ne pourra pas marcher cette nuit, dit le mousse. Il faudra aller dans la cahute de la douane où il y a du foin.
—Je ne veux pas, c’est sale! cria la fillette.
—Tout de même, dit le mousse, As-tu envie de revoir ta Mademoiselle?
—Égoïste! dit la fillette qui éclata en sanglots. Je ne savais pas que tu étais comme ça. Si j’avais su, mon Dieu! moi qui ne te connaissais pas!
—Tu n’avais qu’à ne pas partir. Qui est-ce qui m’a appelé, l’autre matin, quand je passais sur la route?
—Moi? Oh! le menteur! Je ne serais pas partie si tu ne me l’avais pas dit. J’avais peur de toi. Je veux m’en aller. Je ne veux pas coucher dans du foin. Je veux mon lit.
—Tu es libre, dit le mousse.
Elle continua de marcher, en haussant les épaules. Après quelques instants:
—Si je veux bien, dit-elle, c’est parce que je suis mouillée, au moins.
La cahute s’étalait sur le versant de la mer, et les brins de chaume dressés dans la terre du toit ruisselaient silencieusement. Ils poussèrent la planche à l’entrée. Au fond était une sorte d’alcôve, faite avec des couvercles de caisses et remplie de foin.
La fillette s’assit. Le mousse lui enveloppa les pieds et les jambes d’herbe sèche.
—Ça pique, dit-elle.
—Ça réchauffe, dit le mousse.
Il s’assit près de la porte et guetta le temps. L’humidité le faisait grelotter faiblement.
—Tu n’as pas froid, au moins! dit la fillette. Après, tu seras malade, et qu’est-ce que je ferai, moi!
Le mousse secoua la tête. Ils restèrent sans parler. Malgré le ciel couvert, on éprouvait le crépuscule.
—J’ai faim, dit la fillette. Ce soir il y a de l’oie rôtie avec des marrons chez Mademoiselle. Oh! Tu n’as pensé à rien, toi. J’avais emporté des croûtes. Elles sont en bouillie. Tiens!
Elle tendit la main. Ses doigts étaient collés dans une panade froide.
—Je vais chercher des crabes, dit le mousse. Il y en a au bout des Pierres-Noires. Je prendrai la barque de la douane, en bas.
—J’aurai peur, toute seule.
—Tu ne veux pas manger?
Elle ne répondit rien.
Le mousse secoua les brindilles collées à sa vareuse et se glissa dehors. La pluie grise l’enveloppa. Elle entendit ses pas sucés dans la boue.
Puis il y eut des rafales, et le grand silence rythmé de l’averse. L’ombre vint, plus forte et plus triste. L’heure du dìner chez Mademoiselle était passée. L’heure du coucher était passée. Là-bas, sous les lampes d’huile suspendues, tout le monde dormait dans les lits blancs bordés. Quelques mouettes crièrent la tempête. Le vent tourbillonna et les lames canonnèrent dans les grands trous de la falaise. Dans l’attente de son dîner la fillette s’endormit, puis se réveilla. Le mousse devait jouer avec les crabes. Quel égoïste! Elle savait bien que les bateaux flottent toujours sur l’eau. Les gens se noient quand ils n’ont pas de bateau.
—Il sera bien attrapé, quand il verra que je dors, se dit-elle. Je ne lui répondrai pas un mot, je ferai semblant. Ce sera bien fait.
Vers le milieu de la nuit elle se trouva sous le feu d’une lanterne. Un homme à caban pointu venait de la découvrir, blottie comme une souris. Sa figure était luisante d’eau et de lumière ...
—Où est la barque? dit-il.
Et elle s’écria, dépitée:
—Oh! j’étais sûre! il ne m’a pas trouvé de crabes et il a perdu le bateau!
La petite femme de Barbe-Bleue
LA PETITE FEMME DE BARBE-BLEUE
—Terrible, ça, dit la fillette, parce que ça saigne du sang blanc.
Elle incisait avec ses ongles des têtes vertes de pavots. Son petit camarade la regardait paisiblement. Ils avaient joué aux brigands parmi les marronniers, bombardé les roses avec des marrons frais, décapuchonné des glands nouveaux, posé le jeune chat qui miaulait sur les planches de la palissade. Le fond du jardin obscur, où montait un arbre fourchu, avait été l’île de Robinson. Une pomme d’arrosoir avait servi de conque guerrière pour l’attaque des sauvages. Des herbes à tête longue et noire, faites prisonnières, avaient été décapitées. Quelques cétoines bleues et vertes, capturées à la chasse, soulevaient lourdement leurs élytres dans le seau du puits. Ils avaient raviné le sable des allées, à force d’y faire passer des armées, avec des bâtons de parade. Maintenant, ils venaient de donner l’assaut à un tertre herbu de la prairie. Le soleil couchant les enveloppait d’une glorieuse lumière.
Ils s’établirent sur les positions conquises, un peu las, et admirèrent les lointaines brumes cramoisies de l’automne.
—Si j’étais Robinson, dit-il, et toi Vendredi, et s’il y avait une grande plage en bas, nous irions chercher des pieds de cannibales dans le sable.
Elle réfléchit et demanda:
—Est-ce que Robinson battait Vendredi pour se faire obéir?
—Je ne me rappelle plus, dit-il; mais ils ont battu les vilains vieux Espagnols, et les sauvages du pays de Vendredi.
—Je n’aime pas ces histoires, dit-elle: ce sont des jeux de garçon. Il va faire nuit. Si nous jouions à des contes: nous aurions peur pour de vrai.
—Pour de vrai?
—Tiens, crois-tu donc que la maison de l’Ogre, avec ses longues dents, ne vient pas tous les soirs au fond du bois?
Il la considéra et fit claquer ses mâchoires:
—Et quand il a mangé les sept petites princesses, ça a fait gnam, gnam, gnam.
—Non, pas ça, dit-elle; on ne peut être que l’Ogre ou le Petit Poucet. Personne ne sait le nom des petites princesses. Si tu veux, je vais faire la Belle qui dort dans son château, et tu viendras me réveiller. Il faudra m’embrasser très fort. Les princes embrassent terriblement, tu sais.
Il se sentit timide, et répondit:
—Je crois qu’il est trop tard pour dormir dans l’herbe. La Belle était sur son lit, dans un château entouré d’épines et de fleurs.
—Alors jouons à Barbe-Bleue, dit-elle. Je vais être ta femme et tu me défendras d’entrer dans la petite chambre. Commence: tu viens pour m’épouser. «Monsieur, je ne sais ... Vos six femmes ont disparu d’une façon mystérieuse. Il est vrai que vous avez une belle et grande barbe bleue, et que vous demeurez dans un splendide château. Vous ne me ferez pas de mal, jamais, jamais?»