Le Suicide: Etude de Sociologie. Durkheim Émile
LES FACTEURS EXTRA-SOCIAUX
CHAPITRE I
Le suicide et les états psychopathiques[11].
Il y a deux sortes de causes extra-sociales auxquelles on peut a priori attribuer une influence sur le taux des suicides: ce sont les dispositions organico-psychiques et la nature du milieu physique. Il pourrait se faire que, dans la constitution individuelle ou, tout au moins, dans la constitution d'une classe importante d'individus, il y eût un penchant, d'intensité variable selon les pays, et qui entraînât directement l'homme au suicide; d'un autre côté, le climat, la température, etc., pourraient, par la manière dont ils agissent sur l'organisme, avoir indirectement les mêmes effets. L'hypothèse, en tout cas, ne peut pas être écartée sans discussion. Nous allons donc examiner successivement ces deux ordres de facteurs et chercher s'ils ont, en effet, une part dans le phénomène que nous étudions et quelle elle est.
I.
Il est des maladies dont le taux annuel est relativement constant pour une société donnée, en même temps qu'il varie assez sensiblement suivant les peuples. Telle est la folie. Si donc on avait quelque raison de voir dans toute mort volontaire une manifestation vésanique, le problème que nous nous sommes posé serait résolu; le suicide ne serait qu'une affection individuelle[12].
C'est la thèse soutenue par d'assez nombreux aliénistes. Suivant Esquirol: «Le suicide offre tous les caractères des aliénations mentales[13]».—«L'homme n'attente à ses jours que lorsqu'il est dans le délire et les suicidés sont aliénés[14]». Partant de ce principe, il concluait que le suicide, étant involontaire, ne devait pas être puni par la loi. Falret[15] et Moreau de Tours s'expriment dans des termes presque identiques. Il est vrai que ce dernier, dans le passage même où il énonce la doctrine à laquelle il adhère, fait une remarque qui suffit à la rendre suspecte: «Le suicide, dit-il, doit-il être regardé dans tous les cas comme le résultat d'une aliénation mentale? Sans vouloir ici trancher cette difficile question, disons en thèse générale qu'instinctivement on penche d'autant plus vers l'affirmative que l'on a fait de la folie une étude plus approfondie, que l'on a acquis plus d'expérience et qu'enfin on a vu plus d'aliénés[16]». En 1845, le docteur Bourdin, dans une brochure qui, lors de son apparition, fit quelque bruit dans le monde médical, avait, avec moins de mesure encore, soutenu la même opinion.
Cette théorie peut être et a été défendue de deux manières différentes. Ou bien on dit que, par lui-même, le suicide constitue une entité morbide sui generis, une folie spéciale; ou bien, sans en faire une espèce distincte, on y voit simplement un épisode d'une ou de plusieurs sortes de folies, mais qui ne se rencontre pas chez les sujets sains d'esprit. La première thèse est celle de Bourdin; Esquirol, au contraire, est le représentant le plus autorisé de l'autre conception. «D'après ce qui précède, dit-il, on entrevoit déjà que le suicide n'est pour nous qu'un phénomène consécutif à un grand nombre de causes diverses, qu'il se montre avec des caractères très différents; que ce phénomène ne peut caractériser une maladie. C'est pour avoir fait du suicide une maladie sui generis qu'on a établi des propositions générales démenties par l'expérience[17]».
De ces deux façons de démontrer le caractère vésanique du suicide, la seconde est la moins rigoureuse et la moins probante en vertu de ce principe qu'il ne peut y avoir d'expériences négatives. Il est impossible, en effet, de procéder à un inventaire complet de tous les cas de suicides et de faire voir dans chacun d'eux l'influence de l'aliénation mentale. On ne peut que citer des exemples particuliers qui, si nombreux qu'ils soient, ne peuvent servir de base à une généralisation scientifique; quand même des exemples contraires ne seraient pas allégués, il y en aurait toujours de possibles. Mais l'autre preuve, si elle peut être administrée, serait concluante. Si l'on parvient à établir que le suicide est une folie qui a ses caractères propres et son évolution distincte, la question est tranchée; tout suicidé est un fou.
Mais existe-t-il une folie-suicide?
II.
La tendance au suicide étant, par nature, spéciale et définie, si elle constitue une variété de la folie, ce ne peut être qu'une folie partielle et limitée à un seul acte. Pour qu'elle puisse caractériser un délire, il faut qu'il porte uniquement sur ce seul objet; car s'il en avait de multiples, il n'y aurait pas de raison pour le définir par l'un d'eux plutôt que par les autres. Dans la terminologie traditionnelle de la pathologie mentale, on appelle monomanies ces délires restreints. Le monomane est un malade dont la conscience est parfaitement saine, sauf en un point; il ne présente qu'une tare et nettement localisée. Par exemple, il a par moments une envie irraisonnée et absurde de boire ou de voler ou d'injurier; mais tous ses autres actes comme toutes ses autres pensées sont d'une rigoureuse correction. Si donc il y a une folie-suicide, elle ne peut être qu'une monomanie et c'est bien ainsi qu'on l'a le plus souvent qualifiée[18].
Inversement, on s'explique que, si l'on admet ce genre particulier de maladies appelées monomanies, on ait été facilement induit à y faire rentrer le suicide. Ce qui caractérise, en effet, ces sortes d'affections, d'après la définition même que nous venons de rappeler, c'est qu'elles n'impliquent pas de troubles essentiels dans le fonctionnement intellectuel. Le fond de la vie mentale est le même chez le monomane et chez l'homme sain d'esprit; seulement, chez le premier, un état psychique déterminé se détache de ce fond commun par un relief exceptionnel. La monomanie, en effet, c'est simplement, dans l'ordre des tendances, une passion exagérée et, dans l'ordre des représentations, une idée fausse, mais d'une telle intensité qu'elle obsède l'esprit et lui enlève toute liberté. Par exemple, de normale, l'ambition devient maladive et se change en monomanie des grandeurs quand elle prend des proportions telles que toutes les autres fonctions cérébrales en sont comme paralysées. Il suffit donc qu'un mouvement un peu violent de la sensibilité vienne troubler l'équilibre mental pour que la monomanie apparaisse. Or, il semble bien que les suicides sont généralement placés sous l'influence de quelque passion anormale, que celle-ci épuise son énergie d'un seul coup ou ne la développe qu'à la longue; on peut même croire avec une apparence de raison qu'il faut toujours quelque force de ce genre pour neutraliser l'instinct, si fondamental, de conservation. D'autre part, beaucoup de suicidés, en dehors de l'acte spécial par lequel ils mettent fin à leurs jours, ne se singularisent aucunement des autres hommes; il n'y a, par conséquent, pas de raison pour leur imputer un délire général. Voilà comment, sous le couvert de la monomanie, le suicide a été mis au rang des vésanies.
Seulement, y a-t-il des monomanies? Pendant longtemps, leur existence n'a pas été mise en doute; l'unanimité des aliénistes admettait, sans discussion, la théorie des délires partiels. Non seulement on la croyait démontrée par l'observation clinique, mais on la présentait comme un corollaire des enseignements de la psychologie. On professait alors que l'esprit humain est formé de facultés distinctes et de forces séparées qui coopèrent d'ordinaire, mais sont susceptibles d'agir isolément; il semblait donc naturel qu'elles pussent être séparément touchées par la maladie. Puisque l'homme peut manifester de l'intelligence sans volonté et de la sensibilité sans intelligence, pourquoi ne pourrait-il pas y avoir des maladies de l'intelligence ou de la volonté sans troubles de la sensibilité et vice versa? En appliquant le même principe aux formes plus spéciales de ces facultés, on en arrivait à admettre que la lésion pouvait porter exclusivement sur une tendance, sur une action ou sur une idée isolée.
Mais, aujourd'hui, cette opinion est universellement abandonnée. Assurément, on ne peut pas directement démontrer par l'observation qu'il n'y a pas de monomanies; mais il est établi qu'on n'en peut pas citer un seul exemple incontesté. Jamais l'expérience clinique n'a pu atteindre une tendance maladive de l'esprit dans un état de véritable isolement; toutes les fois qu'une