Histoire de Sibylle. Feuillet Octave
Songez qu'elle est seule au monde, qu'elle est laide et disgraciée. Vous ne le ferez pas. D'ailleurs je l'aime de tout mon coeur, et je crois que j'en mourrais aussi.
— Parfait! de mieux en mieux! reprit le marquis. J'en suis aussi fâché que bous, ma chérie, poursuivit-il; mais malheureusement nous ne pouvons hésiter. Nous venons d'être informés que miss O'Neil appartient à la religion protestante, qui est une religion fausse et mauvaise.
— Je ne puis croire que miss O'Neil ait une mauvaise religion, grand-père. Soyez sûr que cela n'est pas vrai. Elle a le coeur trop bon, et d'ailleurs elle joue de la harpe comme sainte Cécile.
— Il ne s'agit point de harpe, dit avec un peu d'impatience M. de Férias: je vous répète, et vous devez me croire, que miss O'Neil, avec toutes ses vertus, a le malheur de vivre hors de notre religion, qui est la seule bonne et véritable.
— Eh bien, il faut la lui apprendre, grand-père. Je suis sûre qu'elle en sera très-reconnaissante. Le curé la lui apprendra. N'est-ce pas, cher curé?
Le curé s'agitait sur sa chaise.
— Ah! si on pouvait espérer cela! dit à demi-voix la marquise.
— D'ailleurs, reprit Sibylle, qui enlaça de ses deux bras le cou de son aïeul, elle verra si bien, en vivant avec vous, que votre religion est la meilleure, qu'il ne peut pas y en avoir de meilleure au monde… Elle le verra si bien, grand-père! Je vous jure qu'elle le verra!
— Laissez, laissez donc, murmura le pauvre marquis en jetant un regard timide vers le curé.
— Dieu, monsieur le marquis, dit le curé en soupirant et en souriant, met quelquefois la vérité dans la bouche des enfants, vous savez.
Le marquis sauta sur cette branche.
— N'insistez pas, curé, dit-il; vous voyez mon faible pour cette infortunée: un mot de plus, et je la garde.
— On pourrait toujours, dit le curé, essayer pendant quelque temps.
— Elle reste! elle reste! cria Sibylle. Merci curé! merci grand-père!
Et elle bondit hors du salon. On la rappela, mais faiblement. Elle était déjà dans les bras de miss O'Neil, qui apprit ainsi tout à la fois son danger et son salut par la douce voix du séraphin qui l'avait couverte de ses ailes.
VI
SIBYLLE HORS DU GIRON DE L'EGLISE
Cependant la généreuse détermination de M. de Férias à l'égard de miss O'Neil, aussitôt répandue et commentée dans le pays par la langue à triple dard de madame de Beaumesnil, fit en général peu d'honneur à la judiciaire du vieux marquis, et n'en fit pas davantage à celle du curé, signalé comme son complice. Il faut convenir d'ailleurs que le monde, qui n'entre point dans les détails et qui juge les choses au point de vue absolu, était excusable de trouver bizarre et irrégulier pour le moins le fait qui était en ce moment soumis à son appréciation. M. de Férias lui-même, une fois le premier élan de son enthousiasme apaisé, ne laissa pas d'envisager avec une certaine inquiétude la responsabilité dont il s'était chargé en donnant à sa petite-fille une institutrice hérétique. Quant au curé, il eut, par-dessus la rumeur publique et les alarmes de sa conscience, le désagrément de recevoir à cette occasion les compliments du juge de paix du canton, vieillard d'une foi tiède, qui considérait Voltaire comme un dieu — dont il paraissait se croire le prophète.
L'abbé Renaud se rendait au château de Férias deux ou trois jours après l'arrivée de miss O'Neil, quand il eut à subir, chemin faisant, les éloges équivoques du magistrat voltairien. Il continua sa route, le front penché, et, rencontrant le marquis, qui faisait sous les châtaigniers de son avenue sa promenade du matin, il lui confia avec candeur ses scrupules et ses chagrins.
— Mon digne ami, lui répondit M. de Férias, vous pouvez croire que je ne suis pas moi-même sur un lit de roses; j'entends comme vous les fâcheux murmures de l'opinion, je conviens en outre que le suffrage du juge de paix est un symptôme d'une mauvaise nature: en effet, après la tristesse de nos amis, ce que nous devons craindre le plus, dit le sage, c'est la liesse de nos ennemis. Néanmoins, mon cher abbé, je garderai miss O'Neil, car dans le cours de ma longue vie j'ai remarqué que les inspirations du coeur, beaucoup plus difficiles à suivre que celles d'une prudence égoïste et banale, sont toujours blâmées par le monde, mais souvent bénies par la Providence. Cependant il faut nous aider pour que Dieu nous aide, et nous ne devons rien négliger, vous et moi, mon digne ami, pour sortir à notre gloire de l'épreuve délicate où nous nous sommes engagés, c'est-à-dire pour ménager à Sibylle l'éducation forte et variée que miss O'Neil paraît si capable de lui donner, tout en maintenant l'enfant dans toute l'intégrité de la foi de ses pères.
Afin d'atteindre plus sûrement ce but, et bien que deux années dussent encore s'écouler avant l'époque fixée pour la première communion de Sibylle, il fut convenu que l'abbé Renaud commencerait le jour même une série de conférences ayant pour objet d'asseoir sur des bases inébranlables l'orthodoxie de mademoiselle de Férias. Concurremment miss O'Neil procéderait sans danger, on devait s'en flatter, à la culture intellectuelle et morale de Sibylle-Anne. Miss O'Neil se conformerait fidèlement, — M. de Férias n'en doutait pas un seul instant, — à la recommandation formelle qui lui avait été faite de ne jamais traiter les questions religieuses avec son élève qu'au point de vue de la morale générale; mais si enfin, — car il fallait tout prévoir, — miss O'Neil, trompant douloureusement les espérances de M. de Férias et cédant à la manie de prosélytisme qui caractérise sa secte, s'avisait un jour de tirer une Bible de sa poche et d'entrer dans la polémique, l'abbé Renaud ne serait-il pas là, l'oeil toujours ouvert, inquiet même, tout prêt à constater dès les premières apparences l'égarement de miss O'Neil?
M. de Férias joignit à ces précautions celle d'assister régulièrement pendant quelque temps aux leçons de l'Irlandaise ou de s'y faire suppléer par la marquise; mais il ne tarda pas à se relâcher d'une surveillance qui lui parut en même temps inutile et injurieuse à mesure qu'il put mieux apprécier, dans l'intimité de la vie commune, le caractère scrupuleusement honnête de miss O'Neil.
— En vérité, disait le marquis, autant s'attendre à voir la délicate hermine se vautrer tout à coup dans un bourbier fétide comme le plus vil animal de nos basses-cours que de redouter de la part d'Augusta-Mary l'ombre d'un procédé déloyal.
Telle était également la conviction de la marquise, et telle celle du curé lui-même. Ces trois honnêtes gens, délivrés alors de tout ombrage du côté de leur conscience, purent jouir avec un ravissement sans mélange de l'essor que prenaient peu à peu les heureuses facultés de Sibylle sous la baguette féerique de miss O'Neil. Cette rare intelligence, en effet, s'élançait vers la lumière avec une ardeur qui n'eût pas été sans danger, si elle n'eût été tempérée et guidée par un goût sûr et une prudente méthode; mais miss O'Neil était à la hauteur de sa tâche.
— Je pourrais, en la poussant un peu, en faire un prodige, disait-elle à M. de Férias; mais j'aime mieux la retenir et en faire une femme distinguée. C'est à quoi je n'aurai pas d'ailleurs grand mérite, car cette petite tête aux cheveux d'or est comme une volière pleine d'oiseaux impatients auxquels je n'ai que la peine de donner la volée.
M. et madame de Férias, enchantés du zèle et des progrès de leur petite-fille, ne s'applaudissaient pas moins de l'agréable changement qu'ils avaient pu observer dans son caractère à dater du jour où des études positives et régulières avaient occupé sa pensée. Sans cesser d'être une fillette remarquablement sérieuse et digne, Sibylle avait perdu le goût de ces confuses rêveries auxquelles elle s'abandonnait autrefois avec un singulier plaisir, et qui répandaient presque continuellement sur son front une mélancolie étrangère à son âge. Son beau rire d'enfant, frais