Histoire de Sibylle. Feuillet Octave

Histoire de Sibylle - Feuillet Octave


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pleins de larmes lui sourirent. Il l'attira à lui, et posa ses lèvres émues sur le front pâle et pur qu'elle lui tendait. Le curé s'approcha.

      — Monsieur le marquis, dit-il avec une sorte de timidité, celui qui avait donné a repris: que son nom soit béni, n'est-ce pas?

      Le vieillard soupira, attacha un moment son regard sur la mer, puis sur le ciel, et se découvrant:

      — Oui, monsieur, dit-il, qu'il soit béni!

      Il prit alors le bras de la vieille dame et sortit avec elle du cimetière.

      Une demi-heure plus tard, comme la nuit achevait de tomber, une voiture, roulant sans bruit sur la terre humide d'une sombre avenue, ramenait au château de Férias tout ce qui restait alors de l'antique famille de ce nom, les deux aïeux que nous avons vus penchés sur deux tombes, et l'orpheline aux yeux bleus qui venait de recevoir au baptême les noms de Sibylle-Anne, traditionnels depuis des siècles dans sa maison.

      Il y avait à cette époque un peu plus d'un an que le marquis et la marquise de Férias avaient perdu successivement, à quelques jours d'intervalle, leur belle-fille, Julie de Vergnes, créature angélique, qui n'avait vécu parmi eux que le temps de se faire adorer et d'être pleurée, et leur fils unique, Christian, comte de Férias, jeune homme grave, doux et tendre, qu'une convulsion de douleur avait foudroyé. Il n'est pas rare, en ces temps de sensibilités maladives et de molles croyances, que de tels coups fassent de ceux qu'ils frappent des désespérés. Le marquis et la marquise de Férias avaient échappé à ce désastre moral: c'étaient cependant deux coeurs naturellement délicats jusqu'à la faiblesse, et qui sentirent leur déchirement dans toute sa rigueur incomparable; mais ils se soutinrent par la foi, par l'appui d'une affection mutuelle que les années n'avaient fait qu'épurer, enfin par le sentiment du devoir qu'il leur restait à remplir auprès de ce berceau sorti d'une tombe.

       Table des matières

      LES BEAUMESNIL

      Une voisine de campagne, qui se nommait madame de Beaumesnil, avait trouvé, dans la catastrophe qui écrasa la maison de Férias, une heureuse occasion d'exercer les talents qu'elle aimait à se reconnaître pour le rôle de consolatrice. On sait l'histoire de ce chirurgien qui estropiait les passants par le soupirail de sa cave, afin d'avoir des pratiques. Il y a des femmes de ce caractère, il y en a même beaucoup. Madame de Beaumesnil, superbe échantillon de l'espèce, éprouvait un tel besoin de répandre les trésors de charité déposés dans son sein par la nature, qu'on devait lui savoir un certain gré d'attendre, sans les provoquer, les malheurs de son prochain. Pour une personne animée d'un dévouement si actif, des couches laborieuses et deux morts presque subites se succédant sous le toit d'un ami dans une période de quinze jours, avaient été une triple fête et un opulent banquet. Aux premières douleurs de la jeune comtesse, on avait donc vu accourir au château de Férias cette discrète matrone, les poches pleines d'élixirs. Nageant en plein dans son élément, elle n'avait cessé, pendant cette fatale quinzaine, de conseiller, de consoler, de crier et de s'agiter comme une mouette pendant la tempête, le tout pour être inutile et même importune. De tels transports de la part d'une étrangère contrastaient avec le calme des deux vieillards sur qui tombait tout le poids de ces terribles épreuves, et qui, se dérobant autant que possible au spectacle, cachaient leurs larmes avec la pudeur des âmes élevées. Cette attitude avait profondément choqué madame de Beaumesnil. Quelques jours après, vers la fin d'un de ces repas énormes et succulents qui sont particuliers à la province, elle s'en expliquait devant ses convives dans le bas langage qui lui était habituel et que nous demandons la permission de reproduire.

      — Décidément, disait-elle, ça n'a pas de coeur, ces Férias… Je m'en étais toujours doutée,… maintenant j'en suis sûre… Ca n'a que de l'orgueil! En vérité, si je n'avais pas été là, je crois que tout se serait passé un peu à la sèche, comme on dit… Et, ma foi, si ce n'était que pour les remercîments que j'en ai rapportés, j'aurais aussi bien fait d'épargner mes mouchoirs et mes pauvres yeux;… mais on a un coeur ou on n'en a pas… D'ailleurs ce que j'en fais, c'est pour le bon Dieu, qui voit tout et qui lit dans les âmes: n'est-ce pas, l'abbé? Buvez donc, mon cher abbé… Allons, vous boirez, curé!… un petit verre de ma bonne petite liqueur de ménage?… Vous ne pouvez pas me refuser ça!… Dame! vous n'êtes pas ici au château de Férias, mon pauvre curé!… Nous n'avons pas des caves de Cocagne comme eux; mais ce que nous avons, nous l'offrons de bon coeur… C'est quelque chose. Allons, encore un verre! Bah! il est versé, vous le prendrez… Il faut vous refaire, l'abbé… Je vous ai vu joliment émotionné aux deux cérémonies…. Vous pleuriez sur l'autel comme une rosée… A propos d'autel, votre nappe avance grand train, elle serait même déjà finie sans tout ce dérangement… Mais il faut se soutenir, voyez-vous… La vie n'est qu'une vallée de larmes, vous savez… D'ailleurs je me demande pourquoi nous nous montrerions plus désolés que les Férias, qui vraiment m'ont étonnée… Ce n'est pas l'embarras du reste, la Providence sait ce qu'elle fait… Cette pauvre Julie avait certainement des qualités, mais c'était une petite mijaurée parisienne qui aurait bien pu un jour ou l'autre donner du fil à retordre à ses beaux parents, surtout avec un mari comme Christian, qui n'était pas capable de mâter une femme malgré ses grands airs… C'était un bon garçon, je ne dis pas, mais fier comme un paon, un vrai Férias de la semelle jusqu'aux cheveux,… et c'est bien le cas de dire avec le saint Evangile, curé, que ceux qui s'élèvent seront abaissés!

      Sur quoi madame de Beaumesnil essuya modestement ses lèvres minces ombragées d'un duvet presque viril, sur lequel la bonne petite liqueur de ménage avait déposé un vernis onctueux.

      Malgré l'esprit profondément misérable dont ce bavardage a pu donner l'idée, madame de Beaumesnil, qui était manifestement une sotte, n'était point une bête. Une sorte de finesse vulgaire, qui se loge à merveille dans les cerveaux les plus étroits, et qui peut être doublée d'ignobles sentiments, s'unissait chez elle à une volonté tenace et en faisait ce qu'on nomme une bonne tête, douée de capacité pour les affaires. Fille d'un mince hobereau de campagne chargé d'enfants, elle paraissait destinée, comme elle l'eût dit elle-même, à coiffer sainte Catherine, patronne des vierges martyres, quand une amie avisée désigna une proie à son désespoir; c'était un honnête gentilhomme d'un canton voisin, nommé M. de Beaumesnil, riche et d'une ancienne famille, mais d'une simplicité d'esprit qui touchait à l'idiotisme. Elle se dit qu'elle épouserait cet imbécile, et, à sa gloire, elle l'épousa. M. de Beaumesnil, qui était loin de s'entendre en affaires comme sa femme, n'en fit pourtant pas une mauvaise en donnant son nom à mademoiselle Desrozais; car elle s'empara énergiquement de la direction d'une fortune embarrassée qu'elle remit sur un bon pied et qu'elle sut y maintenir. M. de Beaumesnil put désormais, en toute sécurité, s'abandonner à la douce somnolence qui occupait le plus souvent les intervalles de ses repas; le reste du temps, cet esprit mystérieux paraissait envisager la vie comme la chose la plus plaisante du monde, riant de tout et de rien. Il était du reste muet comme un poisson, si ce n'est quand il avait rêvé, car sa manie était de conter ses rêves. Quelquefois il lui arrivait de rêver qu'il était taureau; cette vision le charmait, on ne sait pourquoi, et il en régalait volontiers ses convives.

      M. et madame de Beaumesnil n'eurent point d'enfants, et il faut avouer que cette circonstance n'avait rien de particulièrement désespérant pour l'humanité; mais elle fut des plus heureuses pour la parenté de madame de Beaumesnil: un de ses frères, Théodore Desrozais, qui se faisait appeler le chevalier pour se donner des airs de noblesse, ne tarda pas à fixer ses pénates dans le manoir de Beaumesnil. C'était un homme déjà mûr, avec un grand nez et de petits yeux, fécond en bons mots épicés qui faisaient rougir agréablement les dames au dessert. Pendant la semaine, il était tour à tour la terreur et l'idole des servantes du voisinage, et il chantait au lutrin le dimanche. Vint ensuite une cousine, Constance Desrozais, vieille fille grasse, souriante et servile, que madame de Beaumesnil utilisa sans mesure dans les travaux de l'intérieur; puis enfin une nièce, Clotilde Desrozais, dont le


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