La Force. Paul Adam
depuis la veille, il n'avait rien mangé, le goût sur de la faim alors endurée par les muqueuses de son palais racorni lui revint aux lèvres.
Il imagina l'odeur du pain mou fumant sous le couteau, et que feu sa mère, l'Autrichienne, partageait jadis entre les mendiants à la porte des Moulins-Héricourt. Maintenant Caroline, l'aînée du second lit coupait la part des pauvres, en robe de jaconas parée d'une écharpe orange, depuis que la grâce et la dot d'Aurélie, sa sœur cadette, contentaient un mari, M. de Praxi-Blassans. Ce diplomate de l'ancien régime voulait, à l'exemple de M. de Talleyrand, servir le nouveau. Déjà son influence avait valu l'adjudication des farines militaires au père aveugle, pesant du matin au soir, par seule distraction, les centaines de pièces d'or sur le trébuchet.
Bernard aima leurs figures dans ses yeux clos, celles aussi de ses frères aînés les marins qui, las d'avoir conquis très loin les blés de prix moindres, agaçaient avec leurs gestes paresseux le perroquet des îles pour rire dans le salon lumineux au bord du verger. Entre les plates-bandes de choux et de capucines s'avança l'image de feu sa belle-mère, Constance Gresloup, comptant à travers ses besicles la richesse des pruniers, tandis qu'au fond d'une tonnelle le petit Augustin, engoncé dans sa collerette et les coutures de son habit vert, étudiait les manuels qui enseignent l'art de l'ingénieur. Tous ceux-là pensaient-ils que Bernard Héricourt, à plat ventre au milieu de la fange, avait rongé du pain à la manière des bêtes, ce pain que la famille entière s'évertuait à produire sur la grasse terre de Flandre?
Il se leva, dîna, sortit.
Sous les brandebourgs, et le sabre battant le pavé, Héricourt retrouvait, orgueilleux, l'admiration d'accortes blanchisseuses le long des boutiques. Au Café de la Comédie, dont l'enseigne d'or sur champ d'azur lui plut, il s'installa.
Grandies par leurs fourreaux de soie, les élégantes de la ville défilaient comme nues; et ce fut un jeu charmant pour l'œil d'apercevoir, à travers les gazes, les pointes mauves, ou roses, ou brunes, des seins reposant sur la ceinture qui passait aux aisselles. Les bichons suivaient les traînes, en jappant.
Le jeune homme sourit de sa chasteté, rendue obligatoire, aux camps, par les fatigues harassantes de la campagne, l'économie de son pécule, le dégoût des maritornes en étal dans les voitures de louches cantines qui suivaient les brigades, au pas de haridelles écorchées.
La «rose des sultanes», parfum de sa sœur Aurélie, lui flatta soudain les narines. En même temps l'œillade fauve d'une femme caressa l'amour-propre du flâneur. Du sang lui assaillit le cœur; la délicieuse impatience du désir exaspéra ses nerfs. Ayant payé, il vida debout son verre d'eau-de-vie pour entreprendre l'obsession galante.
Aux plis droits de la robe couleur de noisette, la gaillarde se moulait, callipyge et dodue. Une amie l'accompagnait. Elles se rirent en tournant la tête vers le houzard. Les yeux de la brune parurent tels que des papillons battant de l'aile sous les frisures de cent boucles cerclées par les bandelettes amarante à la grecque. Le teint du bras était vif entre l'épaulette du corsage et la broderie du long gant.
Bernard fit sonner le sabre dans le ruisseau; il le tenait à la main; il rythma les chocs, fier aussi de sa jambe cambrée jusque la botte basse, de son dos qu'il savait creux parmi les soutaches. Les cadenettes pendantes frôlaient ses joues.
Les femmes le menèrent à la promenade le long du canal. Il s'amusa des réticules en soie rose qu'elles tenaient au bout de rubans noirs, verts et jaunes.
À l'abri de tentes, de guinguettes, sous les arbres que le vent dépouilla, maint bourgeois en bas bleus achevait sa chope, la pipe au poing. Crieurs de coco et marchands de gaufres appelaient la clientèle. Pour s'asseoir, les femmes choisirent des chaises de paille dans une allée où les ormes réunissaient leurs branches en manière de dôme. Héricourt prit place non loin d'elles. Seulement alors il considéra la toilette noire de la seconde, ses seins lourds qui pesaient dans les côtes du satin sur la cordelière d'or; il la préféra.
Vraiment il s'estimait heureux. Le boute-selle ne sonnerait point. Les vieux houzards n'étaient pas occupés à quelque sottise dont il pâtirait devant ses supérieurs rieurs. Un soleil languide tiédit les membres dans le parc riche de ses rousseurs brûlées. L'effluve des feuilles mortes assainissait l'air, et les deux courtisanes lorgnèrent, mimèrent la joie avec leurs lèvres peintes.
—Le soleil, leur dit-il en saluant, repose des fatigues que Bellone nous impose, Mesdames…, et je demande la liberté de m'excuser auprès de vous si je m'étire de façon incongrue…, mais je sors à peine des boues d'Allemagne.
Elles se regardèrent en liesse.
—Vous fûtes à la guerre cueillir des lauriers, sans doute?
—Non point les lauriers de la victoire…, en tous cas. Nos armées se replient en-deçà du Rhin…
—Honneur au courage malheureux, ricana la dame à la robe de satin noir, qui caressait ses seins considérables avec une complaisance indéfinie.
—Je rentre en Artois dans ma famille; de longues journées de route me restent à faire, et j'ai moins de courage pour me remettre en chemin depuis que vos yeux, beautés, lancèrent adroitement leurs dards de feu jusque mon cœur…
—Vous brûlez pour nous?…
—La passion me dévore, belles!
—Cœur bouillant!
—Amour botté!
Elles se renversèrent au dossier des chaises. Les yeux battirent en ailes de papillon; les bouclettes dansèrent; les seins tressautaient avec des pointes mauves, avec des pointes brunes… Les réticules posaient à terre au bout des bras sans force.
—Laquelle de nous?
—L'une et l'autre.
—Fi, l'insolent se vante, Adélaïde.
—Si nous le prenions au mot…
—Combien de fois jouez-vous du fifre, donc?
—Quatre fois l'heure!
—Peste, Margot!…
—Mais oui, belles, à la houzarde; vous savez!…
Il dégaina son sabre à demi et le renvoya rudement au bout du fourreau.
—Je suis morte! Ciel!…
—Il me transperce…
Bernard ses leva, exécuta le demi-tour.
—Il a ce qu'il faut…
—Par ici, et par là…
—Mon bras?…
—Si fait…
—Où nous conduit-il, le brigand?
—Chez vous…
—Le fat!
—Polisson… Je vous pince!!! J'ai soif…
—Des rafraîchissements?… Un doigt de marasquin? Une larme de vespétro…
—Cydalise vend des tartes à l'angélique, et chez elle on a la paix.
—Qui donc, Cydalise?
—Ma tante…
—Ma grand'mère…
—Ma marraine…
—Le sofa y est-il moelleux?
—Il s'y croit déjà…
—Par ici?
—À main gauche…, la deuxième ruelle, où entre la citadine.
Une femme du peuple en bavolet cracha contre terre par indignation de vertu, et elle entraîna son petit garçon encore coiffé du bonnet phrygien. À travers le carré du monocle, les muscadins les contemplèrent de leurs chaises, sans retirer la main gauche du pont de leurs culottes serrées à la cheville.
Les joues chaudes,