Le Journal d'une Femme de Chambre. Octave Mirbeau

Le Journal d'une Femme de Chambre - Octave  Mirbeau


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avec des variantes plus pénibles. Si violent est le besoin qu'a cette femme de bavarder, qu'elle finit par oublier sa souffrance. La méchanceté a raison de son asthme... Et le débinage de la maison va son train, mêlé aux affaires intimes du pays. Bien que je sache déjà tout cela, les histoires de Rose sont si noires et si désespérantes ses paroles, que me revoilà toute triste. Je me demande si je ne ferais pas mieux de partir... Pourquoi tenter une expérience où je suis vaincue d'avance?

      Quelques femmes se sont jointes à nous, curieuses, frôleuses, accompagnant d'un: «Pour sûr!» énergique, chacune des révélations de Rose qui, de moins en moins essoufflée, continue de jaboter:

      —Un bien bon homme que M. Mauger... et, tout seul, ma petite... Autant dire que je suis la maîtresse... Dame!... un ancien capitaine... c'est naturel, n'est-ce pas?... Ça n'a pas d'administration... ça n'entend rien aux affaires de ménage... ça aime à être soigné, dorloté... son linge bien tenu... ses manies respectées... de bons petits plats... S'il n'avait pas, près de lui, une personne de confiance, il se laisserait gruger par les uns, par les autres... Ce n'est pas ça qui manque ici, mon Dieu, les voleurs!

      L'intonation de ses petites phrases coupées, le clignement de ses yeux achèvent de me révéler sa situation exacte dans la maison du capitaine Mauger...

      —Dame!... N'est-ce pas?... Un homme tout seul, et qui a encore des idées... Et puis, il y a tout de même de l'ouvrage.... Et nous allons prendre un petit garçon, pour aider...

      Elle a de la chance, cette Rose... Moi aussi, souvent, j'ai rêvé de servir chez un vieux... C'est dégoûtant... Mais on est tranquille, au moins, et on a de l'avenir... N'empêche qu'il n'est pas difficile, pour un capitaine qui a encore des idées... Et ce que ça doit être rigolo, tous les deux, sous l'édredon!...

      Nous traversons tout le pays... Ah vrai!... Il n'est pas joli... Il ne ressemble en rien au boulevard Malesherbes... Des rues sales, étroites, tortueuses, et des places où les maisons sont de guingois, des maisons qui ne tiennent pas debout, des maisons noires, en vieux bois pourri, avec de hauts pignons branlants et des étages ventrus qui avancent les uns sur les autres, comme dans l'ancien temps... Les gens qui passent sont vilains, vilains, et je n'ai pas aperçu un seul beau garçon... L'industrie du pays est le chausson de lisière. La plupart des chaussonniers, qui n'ont pu livrer aux usines le travail de la semaine, travaillent encore... Et je vois, derrière des vitres, de pauvres faces chétives, des dos courbés, des mains noires qui tapotent sur des semelles de cuir...

      Cela ajoute encore à la tristesse morne du lieu... On dirait d'une prison.

      Mais voici la mercière qui, sur le pas de sa porte, nous sourit et nous salue...

      —Vous allez à la messe de huit heures?... Moi, je suis allée à la messe de sept heures... Vous n'êtes pas en retard... Vous ne voudriez pas entrer, un instant?

      Rose remercie... Elle me met en garde contre la mercière, qui est une méchante femme et dit du mal de tout le monde... une vraie peste, quoi!... Puis elle recommence, à me vanter les vertus de son maître et les douceurs de sa place... Je lui demande:

      —Alors, le capitaine n'a pas de famille?

      —Pas de famille?... s'écrie-t-elle, scandalisée... Eh bien, ma petite, vous n'y êtes pas... Ah! si, il en a une famille, et une propre!... Des tas de nièces et de cousines... des fainéants, des sans le sou, des traîne-misère... et qui le grugeaient... et qui le volaient... fallait voir ça!... C'était une abomination... Aussi, vous pensez si j'y ai mis bon ordre... si j'ai nettoyé la maison de toute cette vermine... Mais, ma chère demoiselle, sans moi, le capitaine serait sur la paille, aujourd'hui... Ah! le pauvre homme!... Il est bien content de ça, allez, maintenant...

      J'insiste avec une intention ironique que, d'ailleurs, elle ne comprend pas:

      —Et, sans doute, mademoiselle Rose, qu'il vous mettra sur son testament?...

      Prudemment, elle réplique:

      —Monsieur fera ce qu'il voudra... il est libre... Bien sûr que ce n'est pas moi qui l'influence... Je ne lui demande rien... je ne lui demande même pas de me payer des gages... Aussi, je suis chez lui par dévouement... Mais il connaît la vie... il sait ceux qui l'aiment, qui le soignent avec désintéressement, qui le dorlotent... Il ne faudrait pas croire qu'il est aussi bête que certaines personnes le prétendent, Mme Lanlaire en tête... qui en dit des choses sur nous!... C'est un malin au contraire, mademoiselle Célestine... et qui a une volonté à lui... Pour ça!...

      Sur cette éloquente apologie du capitaine, nous arrivons à l'église.

      La grosse Rose ne me quitte pas... Elle m'oblige à prendre une chaise près de la sienne, et se met à marmotter des prières, à faire des génuflexions et des signes de croix... Ah, cette église! Avec ses grossières charpentes qui la traversent et qui soutiennent la voûte chancelante, elle ressemble à une grange; avec son public, toussant, crachant, heurtant les bancs, traînant les chaises, on dirait aussi d'un cabaret de village. Je ne vois que des faces abruties par l'ignorance, des bouches fielleuses crispées par la haine... Il n'y a là que de pauvres êtres qui viennent demander à Dieu quelque chose contre quelqu'un... Il m'est impossible de me recueillir et je sens descendre en moi et sur moi comme un grand froid... C'est peut-être qu'il n'y a même pas un orgue dans cette église?... Est-ce drôle? Je ne puis pas prier sans orgue... Un chant d'orgue, ça m'emplit la poitrine, puis l'estomac... ça me rend toute chose... comme en amour. Si j'entendais toujours des voix d'orgue, je crois bien que je ne pécherais jamais... Ici, à la place de l'orgue, c'est une vieille dame, dans le choeur, avec des lunettes bleues et un pauvre petit châle noir sur les épaules, qui, péniblement, tapote sur une espèce de piano, pulmonique et désaccordé... Et c'est toujours des gens qui toussotent et crachotent, un bruit de catarrhe qui couvre les psalmodies du prêtre et les réponses des enfants de choeur. Et ce que cela sent mauvais!... odeurs mêlées de fumier, d'étable, de terre, de paille aigre, de cuir mouillé... d'encens avarié... Vraiment, ils sont bien mal élevés en province!

      La messe tire en longueur et je m'ennuie... Je suis surtout vexée de me trouver au milieu d'un monde si ordinaire, si laid, et qui fait si peu attention à moi. Pas un joli spectacle, pas une jolie toilette où reposer ma pensée... où égayer mes yeux... Jamais je n'ai mieux compris que je suis faite pour la joie de l'élégance et du chic... Au lieu de s'exalter, comme aux messes de Paris, tous mes sens offensés protestent à la fois... Pour me distraire, je suis attentivement les mouvements du prêtre qui officie. Ah bien, merci! C'est une espèce de grand gaillard, tout jeune, de physionomie vulgaire, couleur de brique rose. Avec ses cheveux ébouriffés, sa mâchoire de proie, ses lèvres goulues, ses petits yeux obscènes, ses paupières cernées de noir, je l'ai bien vite jugé... Ce qu'il doit s'en payer, à table, de la nourriture, celui-là!... Et au confessionnal, donc... ce qu'il doit en dire des saletés et en trousser des jupons!... Rose, s'apercevant que je le regarde, se penche vers moi, et, tout bas, elle me dit:

      —C'est le nouveau vicaire... Je vous le recommande. Il n'y en a pas comme lui pour confesser les femmes... M. le curé est un saint homme, bien sûr... mais on le trouve trop sévère... Tandis que le nouveau vicaire...

      Elle claque de la langue et se remet en prière, la tête courbée sur le prie-Dieu.

      Eh bien, il ne me plairait pas, le nouveau vicaire. Il a l'air sale et brutal... Il ressemble plus à un charretier qu'à un prêtre... Moi, il me faut de la délicatesse, de la poésie... de l'au-delà... et des mains blanches. J'aime que les hommes soient doux et chic, comme était monsieur Jean...

      Après la messe, Rose m'entraîne chez l'épicière... En quelques mots mystérieux, elle m'explique qu'il faut être bien avec elle, et que toutes les domestiques lui font une cour empressée...

      Encore une petite boulotte—décidément, c'est le pays des grosses femmes... Son visage est criblé de taches de rousseur, ses cheveux, blond filasse, rares et ternes, laissent voir des parties de crâne, au sommet duquel se hérisse drôlement, et pareil à un petit balai, un chignon. Au moindre mouvement, sa poitrine, sous le corsage de drap brun, remue comme un liquide dans une


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