Anie. Hector Malot

Anie - Hector Malot


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surtout de la mine furieuse de Belmanières, c'est qu'il était absorbé dans une besogne dont rien ne pouvait le distraire. A peine le patron avait-il été emballé dans l'omnibus, comme disait Barnabé, que Spring, ouvrant vivement un tiroir de son bureau, en avait tiré tout un attirail de cuisine : une lampe à alcool, un petit plat en fer battu, une fiole d'huile, du sel, du poivre, une côtelette de porc frais enveloppée dans du papier et un morceau de pain ; la lampe allumée, il avait posé dessus son plat après avoir versé dedans un peu d'huile, et maintenant il attendait qu'elle fût chaude pour y tremper sa côtelette ; que lui importait ce qui se disait et se faisait autour de lui ? Il était tout à son dîner.

      Ce fut sur lui que Belmanières voulut passer sa colère.

      — Encore les malpropretés anglaises qui commencent, dit-il en venant appuyer son front contre le grillage de Spring.

      — Ce n'était pas des malpropretais, dit celui-ci froidement avec son accent anglais.

      — Pour le nez à vo, répondit Belmanières en imitant un instant cet accent, mais pour le nez à moa ; et je dis qu'il est insupportable que le mardi et le vendredi vous nous infectiez de votre sale cuisine.

      — Vous savez bien que le mardi et le vendredi je ne peux pas rentrer dîner chez moi, puisque je travaille dans ce quartier.

      — Vous ne pouvez pas dîner comme tout le monde au restaurant ?

      — No.

      L'énergie de cette réplique contrastait avec l'apparente insignifiance de la question de Belmanières, et elle expliquait tout un côté des habitudes mystérieuses de Spring obsédé par une manie qui lui faisait croire que la police russe voulait l'empoisonner. Pourquoi ? Pourquoi la police russe poursuivait-elle un sujet anglais ? Personne n'en savait rien. Rares étaient ceux à qui il avait fait des confidences à ce sujet, et jamais elles n'avaient été jusqu'à expliquer les causes de la persécution dont il était victime ; mais enfin cette persécution, évidente pour lui, l'obligeait à toutes sortes de précautions. C'était pour lui échapper qu'il avait successivement fui tous les pays qu'il avait habités : Odessa, Gènes, Malaga, San-Francisco, Rotterdam, Melbourne, Le Caire, et que maintenant à Paris il déménageait tous les mois pour dépister les mouchards, passant de Montrouge à Charonne, des Ternes, à la Maison-Blanche. Et c'était aussi parce qu'il se sentait enveloppé par cette surveillance, qu'il ne mangeait que les aliments qu'il avait lui-même préparés, convaincu que s'il entrait dans un restaurant, un agent acharné à sa poursuite trouverait moyen de jeter dans son assiette ou dans son verre une goutte de ces poisons terribles dont les gouvernements ont le secret.

      — Savez-vous seulement pourquoi vous ne pouvez pas dîner au restaurant ? demanda Belmanières pour exaspérer Spring.

      — Je sais ce que je sais.

      — Alors, vous savez que vous êtes toqué.

      — Laissez-moi tranquille, je ne vous parle pas.

      Une voix sortit de la cage située près de la porte, celle de Barincq :

      — Mr Spring a raison, chacun ses idées.

      — Quand elles sont cocasses, on peut bien en rire sans doute.

      — Riez-en tout bas.

      — Ne perdez donc pas votre temps à faire le Don Quichotte gascon ; vous n'aurez pas fini votre bois et vous arriverez en retard à votre soirée.

      Abandonnant la cage de Spring, Belmanières vint se camper au milieu du passage :

      — Dites donc, messieurs, vous savez que c'est aujourd'hui que Mr Barincq donne à danser dans les salons de la rue de l'Abreuvoir ? Une soirée dansante rue de l'Abreuvoir, à Montmartre, dans les salons de Mr Barincq, autrefois inventeur de son métier, présentement dessinateur de l'office Chaberton, en voilà encore une idée cocasse : « Mr et Mme Barincq de Saint-Christeau prient M*** de leur faire l'honneur de venir passer la soirée chez eux le mardi 4 avril à 9 heures. On dansera. » Non, vous savez, ce que c'est drôle ; c'est à se rouler.

      — Roulez-vous, dit le caissier, nous serons tous bien aises de voir ça ; ne vous gênez pas.

      — Barnabé, balayez donc une place pour que M. Belmanières puisse se rouler.

      — Pourquoi ne nous avez-vous pas invités ? demanda Belmanières sans répondre directement.

      — On ne pouvait pas vous inviter, vous ? répondit l'employé au contentieux qui jusque-là n'avait rien dit, occupé qu'il était à cirer ses souliers.

      — Parce que, monsieur Jugu ?

      — Parce que pour aller dans le monde il faut certaines manières.

      Un rire courut dans toutes les cages.

      Exaspéré, Belmanières se demanda manifestement s'il devait assommer Jugu ; seulement la réplique qu'il fallait pour cela ne lui vint pas à l'esprit ; après un moment d'attente il se dirigea vers la porte avec l'intention de sortir ; mais, rageur comme il l'était, il ne pouvait pas abandonner ainsi la partie ; on l'accuserait de lâcheté, on se moquerait de lui lorsqu'il ne serait plus là ; il revint donc sur ses pas :

      — Certainement j'aurais été déplacé dans les salons de M. et madame Barincq de Saint-Christeau, dit-il en prenant un ton railleur ; mais il n'en eût pas été de même de M. Jugu ; et assurément quand Barnabé, qui va ce soir faire fonction d'introducteur des ambassadeurs, aurait annoncé de sa belle voix enrouée : « M. Jugu » il y aurait eu sensation dans les salons, comme il convient pour l'entrée d'un gentleman aussi pourri de chic, aussi pschut ; sans compter que ce haut personnage pouvait faire un mari pour mademoiselle de Saint-Christeau.

      — Monsieur, dit Barincq d'une voix de commandement, je vous défends de mêler ma fille à vos sornettes.

      — Vous n'avez rien à me défendre ni à m'ordonner ; et le ton que vous prenez n'est pas ici à sa place. Peut-être était-il admissible quand vous étiez M. de Saint-Christeau ; mais maintenant que vous avez perdu votre noblesse avec votre fortune pour devenir simplement le père Barincq, employé de l'office Chaberton ni plus ni moins que moi, il est ridicule avec un camarade qui est votre égal. Quant à votre fille, j'ai le droit de parler d'elle, de la juger, de la critiquer, même de me ficher d'elle…

      — Monsieur !

      — Oui, mon bonhomme, de me ficher d'elle, de la blaguer…. puisqu'elle est une artiste. Quand par suite de malheurs, ils sont connus ici vos malheurs, on laisse sa fille fréquenter l'atelier Julian, et exposer au Salon des petites machines pas méchantes du tout, pour lesquelles on mendie une récompense de tous les côtés, on n'a pas de ces fiertés-là.

      — Taisez-vous ; je vous dis de vous taire.

      L'accent aurait dû avertir Belmanières qu'il serait sage de ne pas continuer ; mais, avec le rôle de provocateur qu'il prenait à chaque instant, obéir à cette injonction eût été reculer et abdiquer ; d'ailleurs une querelle ne lui faisait pas peur, au contraire.

      — Non, je ne me tairai pas, dit-il ; non, non.

      — Vous nous ennuyez, cria Morisette.

      — Raison de plus pour que je continue ; il est 6 heures 52 minutes, vous en avez encore pour huit minutes, puisqu'il n'y en a pas un seul de vous assez résolu pour déguerpir avant que 7 heures n'aient sonné. C'est Anie, n'est-ce pas, qu'elle se nomme votre fille, monsieur Barincq ?

      Barincq ne répondit pas.

      — En voilà un drôle de nom. Vous vous êtes donc imaginé, quand vous le lui avez donné, que c'est commode un nom qui commence par Anie. Anie, quoi ? Anisette ? Alors ce serait un qualificatif de son caractère. Ou bien Anicroche qui serait celui de son mariage.

      — Il y a encore autre chose qui commence par ani, interrompit un employé qui n'avait encore rien dit.

      — Quoi donc ?

      — Il y a animal


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