La tombe de fer. Hendrik Conscience
de ce départ précipité m'affligeait. Rose me serra la main encore une fois, et me dit à l'oreille:—Il ne faut pas être triste, Léon. Apprenez bien vite à parler, alors je reviendrai, et faites encore de semblables figures pour moi; j'en serai bien contente.
Je mis mes deux mains devant mes yeux pour ne pas la voir partir.
Je restai si longtemps dans cette position, que ma mère se mit à me gronder durement de mon impolitesse, et me menaça de faire connaître à mon père ma conduite déraisonnable.
III
Il serait difficile de vous dire la vive impression que la visite de la petite demoiselle avait faite sur mon esprit. Mes parents mêmes avaient peine à reconnaître en moi leur petit sauvage. Mes idées avaient pris une certaine gravité, et il était bien rare qu'un de ces cris sans nom qui m'échappaient si souvent autrefois, sortît de ma bouche. Quand j'étais à la maison, je me blottissais ordinairement dans un coin de la chambre, et j'y restais assis, immobile et silencieux, le regard perdu dans l'espace. J'avais sans cesse devant les yeux la tendre et blanche apparition qui me souriait, me serrait la main et murmurait amicalement à mon oreille: «Apprenez bien vite à parler, alors je reviendrai.»
Je ne jouais presque plus avec mes frères et mes soeurs, je fuyais les autres enfants du village. Penser à elle était l'unique occupation de mon esprit, répéter sans cesse dans mon coeur ses douces paroles suffisait à ma vie.
Je crains, monsieur, que vous ne m'accusiez, à part vous, d'exagération. Une pareille profondeur de sentiment chez un enfant de onze ans ne vous paraît assurément pas naturelle? Cependant, vous qui, plus que tout autre, avez conservé vivants les souvenirs de votre enfance, vous devez avoir reconnu que le coeur d'un enfant se laisse toucher plus facilement et plus profondément que celui d'une personne chez qui la raison et l'expérience ont émoussé plus ou moins la sensibilité. Il est vrai que les émotions de l'enfant sont ordinairement plus fugitives; mais, moi, l'absence de la parole me plaçait dans une situation toute particulière en me réduisant à une méditation solitaire. Les mêmes pensées se représentaient cent fois à mon esprit, et, par cette réaction continuelle de mon âme sur elle-même, mon sentiment acquit une profondeur qui eût pu paraître outrée et maladive chez un enfant doué de la parole.
Quoi qu'il en soit, les témoignages de tendre pitié que m'avait donnés la jolie petite demoiselle m'avaient rempli d'une grande fierté; et—que ce fût l'orgueil, la reconnaissance, ou une secrète sympathie qui me troublât—toujours est-il que, soir et matin, et même pendant la nuit, l'image de ma bienfaitrice se plaçait devant mes yeux, et toutes les forces de mon âme semblaient s'être concentrées sur cette seule pensée.
Cette distraction singulière et le regard incertain de mes yeux étaient considérés par mes parents comme de fâcheux symptômes, et ils ne doutaient pas que ma raison ne fût menacée d'une faiblesse incurable.
Plus d'une fois, quand ils exprimaient cette crainte, je m'efforçai de leur faire comprendre qu'ils se trompaient; mais alors je criais et je hurlais comme auparavant. Cela ne faisait qu'augmenter leur peine; et, comme mes propres cris m'étaient désagréables maintenant, je pris en aversion ces inutiles efforts pour me faire comprendre par la parole.
Tout se passa entre mes parents et moi de la même façon qu'avant la visite de madame Pavelyn. Bientôt on ne s'occupa presque plus de moi; et, pour épargner autant que possible à mon père la vue pénible de son fils innocent, ma mère m'envoyait à la prairie avec les vaches pendant des journées entières.
Là, dans une solitude complète, je pouvais réfléchir et rêver depuis l'aube du jour jusqu'à ce que la nuit tombante me rappelât à la maison. Mais je ne passais pas mes journées dans l'oisiveté, ma bienfaitrice m'avait dit deux choses: «Apprenez bien vite à parler, et faites-moi encore des figures.»
Ce dernier voeu, je pouvais facilement l'accomplir; mais le premier! apprendre à parler!
Son désir était une loi dont l'inflexibilité m'effrayait et à laquelle, pourtant, je voulais obéir, dût ma gorge se déchirer sous mes efforts.
Pendant deux longs mois, je m'efforçai constamment de répéter encore une fois son nom; je faisais toutes sortes de grimaces, je contractais mes lèvres, je me remplissais la bouche de petits morceaux de bois, je tirais rudement ma langue rebelle; mais quoique la sueur perlât sur mon front, son nom chéri ne voulut point sortir de mon gosier, ni distinctement, ni plus ou moins mal articulé.—Chose étonnante, j'entendais bien, et je pouvais même juger de la justesse et de la valeur des sons produits; il n'y avait aucun mouvement de la voix humaine que je fusse incapable d'exécuter quelquefois par hasard, aucune lettre que je ne pusse prononcer. Mais on eût dit que les nerfs de l'appareil vocal s'étaient brouillés en moi, et ne pouvaient obéir à ma volonté. Quand je voulais prononcer une lettre ou un mot, il me venait d'autres sons aux lèvres. Et quoique je me préparasse souvent pendant des heures entières avant de pousser un son, avec la certitude que, cette fois, du moins, ma voix ne tromperait pas mes efforts, chaque fois j'étais frappé de la même déception amère.
Je n'exagère point en vous disant que cent fois j'ai versé des larmes, que je me suis arraché les cheveux, et que je me suis roulé convulsivement par terre avec un désespoir et une rage qui ressemblaient, en effet, à la folie la plus complète.
Peu à peu, il me fallut reconnaître mon impuissance et perdre décidément tout espoir d'apprendre à parler. Alors je devins triste, découragé et languissant. Le sentiment de fierté qu'avait fait naître en moi la compassion de Rose m'avait fait croire un instant que j'aurais la force de me tirer de l'abaissement. Cette consolante, cette radieuse perspective s'était refermée devant mes yeux. Un nuage sombre avait voilé l'étoile scintillante qui éclairait mon avenir. Je resterais éternellement le muet innocent, la malheureuse créature qui ne pouvait pas même exprimer sa reconnaissance à ceux qui la plaignaient.
Je restai près d'un mois anéanti par cette effroyable conviction. Enfin, lorsque la dernière étincelle d'espérance fut éteinte en moi, j'acceptai mon triste sort avec résignation, et un peu de paix rentra dans mon âme.
Alors je recommençai à tailler des figurines de bois de saule, mais non plus par orgueil, ni avec l'espoir de me distinguer en quelque point des autres enfants; non, je n'étais mû que par un sentiment passif de reconnaissance et de devoir. Je savais que mon travail serait agréable à la charitable petite demoiselle; c'était là le seul mobile de mon activité.
En peu de temps, j'avais fabriqué un certain nombre de statuettes. Il y avait des figurines que je désignais sous le nom de vaches, de chevaux, de moutons et de porcs, quoiqu'elles ressemblassent toutes singulièrement les unes aux autres; il y avait aussi des maisons, des églises, des oiseaux et des hommes; mais ce qui me plaisait le mieux, ce que je regardais avec complaisance, c'était une figure de garde champêtre, avec son grand chapeau sur la tête et son sabre reluisant dans la main.
J'avais, après beaucoup d'instances, obtenu de ma mère la clef d'un tiroir de notre commode. J'y serrai mes petits chefs-d'oeuvre, pour ne les en retirer qu'au moment où Rose reviendrait à Bodeghem. Personne ne pouvait voir ces produits de mon art. Elle seule, pour qui je les avais faits, devait les recevoir de mes mains avant que personne les eût touchés.
Ainsi les mois se passèrent, ainsi vint l'hiver qui devait précéder son retour.
Vers la nouvelle année, ma mère devait aller à la ville payer le terme échu de notre fermage. A force de prières et de supplications, je la décidai à prendre avec elle la figurine du garde champêtre, et à me promettre qu'elle la donnerait à la petite fille de notre propriétaire.
Durant l'absence de ma mère, je fus étrangement agité: je courais autour de la maison et dans les champs, poussé par une grande inquiétude. Que dirait Rose de mon ouvrage? Sourirait-elle, et serait-elle contente de mon envoi?