Cri des colons contre un ouvrage de M. l'évêque et sénateur Grégoire, 'De la Littérature des nègres'. F.-R. de Tussac
Cri des colons contre un ouvrage de M. l'évêque et sénateur Grégoire, 'De la Littérature des nègres'
pas vers le ciel, s'il est vrai, comme on nous l'a appris dans notre jeunesse, qu'il est plus difficile à un riche d'entrer dans le royaume des cieux, qu'à un chameau de passer par le chas d'une aiguille. Nous avons le plus grand espoir, il ne reste plus rien à la majeure partie de nous, et les François nos frères, ont trop à coeur notre salut, pour chercher à nous remettre dans la voie de la perdition.
Revenons à votre peuple chéri. «Les nègres, dites vous, sont plus forts et plus adroits que les Européens;» nous vous l'accorderons, si cela vous fait plaisir; mais le boeuf est aussi plus fort que l'homme, et le singe est plus adroit; qu'en concluerez-vous? «Les nègres, dites-vous, surpassent les blancs par la finesse exquise de leurs sens, surtout de l'odorat (chap. I, pag. 16).» Prenez bien garde, Monseigneur, les animaux les plus sauvages, les plus éloignés de l'état de domesticité, sont ceux que la nature favorise le plus du côté de la finesse des sens; il semble que cette bonne mère, aimant également tous ses enfans, a voulu dédommager, sous quelques rapports, ceux auxquels elle a moins accordé sous d'autres. Vous citez les nègres marrons de la Jamaïque, «comme des êtres doués d'un sens exquis, avec une taille droite, une contenance fière, et une vigueur qui indiquent leur supériorité.» Nous oserons vous dire, Monseigneur, que vous les avez vus, avec votre lorgnette de cabinet, dont les verres, en grossissant trop les objets, les dénaturent totalement.
Le tableau que nous allons faire de ces nègres est d'après nature; nous l'avons fait sur les lieux même, dans les montagnes Bleues de la Jamaïque.
Qu'on se figure des hommes, dont les corps plus jaunes que noirs, décharnés, et couverts à demi de haillons, que les nègres esclaves n'oseroient pas porter, laissant leurs femmes, leurs enfans, leurs vieillards dans la misère la plus crapuleuse, parce qu'ils n'ont pas assez de courage pour cultiver les terres que le gouvernement anglois leur a accordées. Ils sont avilis, au point de livrer, pour quelques pièces de monnoie, les nègres esclaves qui viennent chez eux se réfugier, ou qu'ils vont chercher dans les bois, quand les Colons les font avertir qu'un d'eux a déserté. Leur moyen de vivre consiste principalement dans la chasse et la pêche; mais quand par le mauvais temps, cette ressource leur manque, ils sont forcés de descendre dans les plaines, se louer à la journée parmi les esclaves. Voilà les hommes dont vous préconisez la supériorité. Nous les avons vus dans leurs huttes, car ils n'ont pas eu même le courage ni l'adresse de se construire des logemens qui méritent le nom de cases. «Pourrez-vous nous dire que ces nègres de la Montagne Bleue ne peuvent s'organiser politiquement, parce que les arts de la paix ne peuvent être cultivés par une troupe fugitive, toujours cachée dans les forêts, toujours occupée à se nourrir et à se défendre contre ses oppresseurs?» Mais les nègres dont nous parlons ne sont point dans cette hypothèse; le gouvernement est en pleine paix avec eux; ils ont des terres qu'ils peuvent cultiver tranquillement; ils n'ont pas besoin de se défendre contre des oppresseurs; ils sont indépendans: pourquoi donc ne s'organisent-ils pas en corps politique, et ne sont-ils qu'une association de lâches, de paresseux, qui deviendroit très-dangereuse, si la crapule honteuse dans laquelle ils vivent, n'étoient un obstacle à l'augmentation de leur population. Vous donnez encore pour preuve de leur supériorité, la manière dont ils communiquent entr'eux à des distances considérables par le moyen d'une corne. A vous entendre, nos télégraphes ne sont rien en comparaison. Vous ignorez que dans la partie de S. Domingue, qui a été cédée à la France par les Espagnols, tous les pâtres font revenir leurs troupeaux par le moyen d'une corne, ou plus souvent un coquillage qu'on nomme lomby, dans lequel, en produisant certains sons plus ou moins forts, ou différemment modifiés, ils appellent ou leurs cochons, ou leurs chevaux, ou leurs troupeaux de chèvres, et jamais un troupeau ne vient dans la place d'un autre; d'après cela, quelle merveille que les nègres soient convenus entr'eux, que lorsqu'ils sonneront d'une certaine manière, ce sera tel ou tel nègre qu'ils voudront désigner. D'après ce que nous venons de vous dire des nègres de la Montagne Bleue de la Jamaïque, ne les citez pas comme exemple de la prééminence de la race nègre sur la blanche; vous prêteriez à rire à tous ceux qui les connoissent. Nous ne disconviendrons cependant pas qu'il n'y ait des nègres (non parmi eux) qui ont des qualités morales; nous dirons même, à la honte de la couleur blanche, que si beaucoup de nègres de S. Domingue n'avoient pas été meilleurs que les blancs de France, qui sont venus les révolutionner, il n'eût pas resté un seul colon pour répondre aux calomnies des négrophiles, et confondre leurs raisonnemens absurdes. Un savant respectable, que vous avez désigné par son nom, pour avoir méconnu des qualités morales dans les nègres, et les avoir assimilés aux singes, nous autorise à vous dire que vous avez dénaturé totalement ce qu'il a dit des nègres. Mais, tout en convenant qu'ils sont des hommes, nous ne conviendrons pas pour cela qu'ils soient des hommes comme nous. La civilisation et l'éducation, qui en est la suite, ont mis entr'eux et nous, une distance immense, qu'ils ne pourront franchir que peu à peu, par la succession des temps, et des circonstances favorables, qui, malheureusement pour eux, sont bien plus éloignés que vous le pensez.
CHAPITRE III.
«Les systèmes qui supposent une différence essentielle entre les nègres et les blancs, ont été accueillis (ch. II, p. 30) 1º. par ceux qui veulent à toute force matérialiser l'homme, et lui arracher des espérances chères à son coeur; 2º. par ceux qui, dans une diversité primitive de races, humaines, cherchent un moyen de démentir le récit de Moïse; 3º. par ceux qui, intéressés aux cultures coloniales, voudroient, dans l'absence supposée des facultés morales du nègre, se faire un titre de plus, pour le traiter impunément comme des bêtes de somme.»
Abstraction faite de ce que nous enseigne la religion catholique, de la création de l'homme; dans la supposition (sans doute gratuite) que Dieu eût créé deux espèces d'hommes, l'une blanche et l'autre noire, ce que nous ne croyons pas contradictoire à sa toute-puissance qui est sans bornes, ne pouvoit-il pas avoir doué l'une et l'autre espèce de ce souffle divin que nous appelons ame, et que nous regardons avec raison comme immortelle? La supposition de cette diversité primitive de races humaines, ne tend donc en aucune manière à matérialiser l'homme; si cela étoit, la race blanche se trouveroit dans la même hypothèse, et l'on auroit le même titre pour la traiter comme des bêtes de somme.
«L'opinion de l'infériorité des nègres n'est pas nouvelle; la prétendue supériorité des blancs, n'a pour défenseurs que des blancs juges et parties, dont on pourroit d'abord discuter la compétence, avant d'attaquer leur décision (chap. II, pag. 35).»
M. Grégoire nous dit, d'une part, que l'opinion de l'infériorité des nègres n'est pas nouvelle; nous le savions déjà, et ils viennent d'en donner une preuve toute récente, par la manière dont ils se sont comportés en recevant la liberté. D'une autre part, il nous cite des autorités imposantes, qui nous assurent que ces mêmes nègres ont été nos pères et nos maîtres dans les sciences et dans les arts: cela ne nous paroît pas trop conséquent; ce qui ne l'est pas plus, c'est que, selon lui, les blancs ne peuvent pas s'ériger en défenseurs de leur propre cause, pour prouver leur prétendue supériorité sur les nègres. L'évêque Grégoire, appelle-t-il être juge de sa cause, que d'en être l'avocat? C'est sans doute pour éviter que l'on ne fasse ce reproche aux nègres, qu'il s'est constitué leur défenseur officieux. Ce n'est qu'après avoir mis dans un creuset de comparaison les productions des blancs et celles des nègres, qu'on peut assigner le degré de supériorité des uns sur les autres; l'évêque Grégoire nous fera sans doute revenir de notre prévention, en nous mettant sous les yeux les chefs-d'oeuvres de ces protégés; il peut être certain que nous serons justes. Amicus Plato, magis amica veritas. Nous demanderons, à M. Grégoire, si la citation de l'apologue du lion, qui, en voyant un tableau où l'on voyoit un lion terrassé par un homme, dit, les lions n'ont point de peintres, a bien le mérite de l'a'propos? Les nègres, d'après son ouvrage, n'ont-ils pas des artistes et des savans?
A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.
L'évêque