Voyages en France pendant les années 1787, 1788, 1789. Arthur Young
à certaines manoeuvres qui prêteraient à l'anecdote, il parvint à la tirer de l'obscurité, puis à la marier avec son frère, et en fin de compte à se faire par elle une assez jolie fortune. Au premier étage se trouve l'appartement principal, composé de sept à huit pièces, tapissé et meublé avec un tel luxe, qu'un amant enthousiaste disposant des finances d'un royaume, pourrait à grand'peine répéter sur une échelle un peu large ce qui se trouve ici en proportion modérée. Pour qui aime la dorure il y en a à satiété, tellement que pour un Anglais cela paraîtrait trop brillant. Mais les glaces sont belles et en grand nombre. Salon très élégant (toujours à l'exception des dorures); j'ai remarqué un arrangement d'un effet très agréable: c'est un miroir devant les cheminées, au lieu des différents écrans dont on se sert en Angleterre; il glisse en avant et en arrière dans le mur. Il y a un portrait de madame du Barry, qui passe pour ressemblant; si vraiment il l'est, on pardonne les folies faites par un roi pour l'écrin d'une telle beauté! Quant au jardin, il est au-dessous de tout mépris, si ce n'est comme exemple des efforts où peut entraîner l'extravagance: dans l'espace d'un acre sont entassées des collines en terre, des montagnes de carton, des rochers de toile; des abbés, des vaches et des bergères, des moutons de plomb, des singes et des paysans, des ânes et des autels en pierre; de belles dames et des forgerons, des perroquets et des amants en bois; des moulins à vent, des chaumières, des boutiques et des villages, tout, excepté la nature.
Le 15. — Rencontré des montagnards qui me rappelèrent ceux d'Écosse; je les avais vus pour la première fois à Montauban, ils portent des bonnets ronds et plats et de larges culottes: «La cornemuse, les bonnets bleus, le gruau d'avoine, se trouvent tout aussi bien, dit Sir James Stuart, en Catalogne, en Auvergne et en Souabe que dans le Lochaber.» Beaucoup de femmes ici vont sans bas; j'en ai rencontré revenant du marché avec leurs souliers dans leurs paniers.[3] La vue des Pyrénées est si nette, on distingue si bien les contrastes de lumière et d'ombre sur la neige que l'on serait tenté de réduire à quinze les soixante milles qui nous en séparent. — 30 milles.
Le 16. — À partir de Toulouse nous avons vu, de l'autre côté de la Garonne, une rangée de hauteurs qui a pris hier de plus en plus de régularité; ce sont, sans aucun doute, les ramifications les plus lointaines des Pyrénées, qui s'étendent dans cette immense vallée jusqu'à Toulouse, mais pas plus loin. On s'approche des montagnes, la culture couvre les étages inférieurs, le reste semble être boisé; chemins toujours mauvais. Rencontré plusieurs charrettes, toutes chargées de deux pièces de vin posées tout à fait à l'arrière sur le train: comme les roues de derrière sont beaucoup plus hautes que celles de devant, on voit que ces montagnards ont plus de bon sens que John Bull. Les roues sont toutes cerclées en bois.
Ici, pour la première fois, j'ai vu des festons de vignes, courant d'arbre en arbre dans des rangées d'érables; on les conduit au moyen de liens de ronces, de sarments ou d'osier. Elles donnent beaucoup de raisins, mais le vin en est mauvais. Traversé Saint- Martino (St-Martory), puis un village composé de maisons bien bâties, sans une seule vitre. — 30 milles.
Le 17. — Saint-Gaudens est une ville en train de s'embellir: beaucoup de maisons neuves, avec quelque chose de plus que du confort. Vue extraordinaire de Saint-Bertrand; on arrive tout d'un coup sur une vallée assez enfoncée pour que l'oeil n'en perde ni un buisson, ni un arbre; la ville se presse sur une éminence autour de sa grande cathédrale: on l'eût bâtie tout exprès pour rehausser le pittoresque du paysage, qu'on ne l'eût su mieux placer. Les montagnes s'élèvent orgueilleusement tout autour, faisant un cadre rustique à ce délicieux petit tableau.
Passé la Garonne sur un nouveau pont d'une seule belle arche, en calcaire bleu compacte. Dans toutes les haies, des néfliers, des pruniers, des cerisiers, des érables, servent d'appui à la vigne. Halte à Lauresse, après quoi nous touchons presque aux montagnes, qui ne laissent qu'une étroite vallée, dont la Garonne et la route occupent une partie. Immense quantité de volaille; dans tout ce pays on en sale la plus grande partie et on la conserve dans de la graisse. Nous goûtâmes de la soupe faite avec une cuisse d'oie ainsi conservée, elle était loin d'être aussi mauvaise que je m'y serais attendu.
Les moissons d'ici sont arriérées et trahissent le manque de soleil; il n'y a pas à s'en étonner, car nous suivons depuis longtemps les bords d'une rivière très rapide, et quoique nous soyons encore dans la vallée, nous devons avoir atteint une grande altitude. Les montagnes deviennent de plus en plus intéressantes. Aux yeux d'un homme du nord, elles sont d'une beauté singulière; on sait l'aspect sombre et désolé qu'offrent les nôtres, ici le climat les couvre de verdure, les plus hautes cimes que nous ayons en vue sont boisées; la neige ne se trouve que sur des chaînes plus élevées.
Quitté la Garonne à quelques lieues avant Sirpe (Cierp) où elle reçoit la Neste. La route de Bagnères suit cette rivière dans une étroite vallée, à la naissance de laquelle est bâtie Luchon, terme de notre voyage, qui a été pour moi un des plus agréables que j'aie entrepris: mes compagnons avaient la bonne humeur et le bon sens indispensables aux voyageurs pour retirer d'une telle expédition et plaisir et profit.
Après avoir traversé le royaume et fréquenté pas mal d'auberges françaises, je dirais généralement qu'elles sont, en moyenne, supérieures à celles d'Angleterre sous deux rapports, inférieures sous tout le reste. Nous avons été mieux traités sans aucun doute, pour la nourriture et la boisson que nous ne l'eussions été en allant de Londres aux Highlands d'Écosse, pour le double du prix. Mais si on ne regarde pas à la dépense, on vit mieux en Angleterre. La cuisine ordinaire en France a beaucoup d'avantages; il est vrai que si on n'avertit pas, tout est rôti outre mesure; mais on donne des plats si variés et en tel nombre, que si les uns ne vous conviennent pas, vous en trouverez sûrement d'autres à votre goût. Le dessert d'une auberge de France n'a pas de rival en Angleterre; on ne doit pas non plus mépriser les liqueurs. Si nous avons quelquefois trouvé le vin mauvais, il est en général bien meilleur que le porto de nos hôteliers. Les lits de France surpassent les autres, qui ne sont bons que dans les premiers hôtels. On n'a pas non plus le tracas de voir si les draps sont mis à l'air, sans doute par rapport au climat. Hors cela, le reste fait défaut. Pas de salle à manger particulière, rien qu'une chambre à deux, trois et quatre lits. Vilain ameublement, murs blanchis à la chaux ou papier de différentes sortes dans la même pièce, ou encore tapisseries si vieilles, que ce sont des nids de papillons et d'araignées; un aubergiste anglais jetterait les meubles au feu. Pour table, on vous donne partout une planche sur des tréteaux arrangés de façon si commode, qu'on ne peut étendre ses jambes qu'aux deux extrémités. Les fauteuils de chêne, à siège de jonc, ont le dossier tellement perpendiculaire, que toute idée de se délasser doit être abandonnée. On dirait les portes destinées autant à donner une certaine musique qu'à laisser entrer le monde; le vent siffle à travers leurs fentes, les gonds sont toujours grinçant, il entre autant de pluie que de lumière par les fenêtres; il n'est pas aisé de les ouvrir, une fois fermées; ni une fois ouvertes, aisé de les fermer.
L'inventaire des ustensiles d'une auberge de France ne doit faire mention ni de têtes-de-loup, ni de balais de crin, ni de brosses. De sonnettes, il n'en est pas question, il faut brailler après la fille, qui, lorsqu'elle paraît n'est ni propre ni bien habillée, ni jolie. La cuisine est noire de fumée; le maître est ordinairement aussi cuisinier; moins on voit ce qui s'y fait, plus il est probable que l'on conservera d'appétit, mais ceci n'a rien de particulier à la France. Grande quantité de batterie de cuisine en cuivre, quelquefois mal étamée. La politesse et les attentions envers leurs hôtes semblent rarement aux maîtresses de maison un des devoirs de leur état. — 30 milles.
Le 28. — Après dix jours passés dans le logement que les amis du comte de Larochefoucauld nous ont procuré, il est temps de prendre note de quelques particularités de notre manière de vivre ici. M. Lazowski et moi nous avons occupé deux belles pièces au rez-de- chaussée, ayant chacune un lit, plus une chambre de domestique pour 4 livres (3/6) par jour. Nous sommes si peu habitués en Angleterre à habiter dans nos chambres à coucher que l'on trouve singulier qu'en France on ne se tienne nulle part ailleurs; c'est ce que j'ai vu dans toutes les auberges, c'est ce que fait ici tout le monde sans différence de rangs. Ceci m'est nouveau: notre coutume anglaise est bien plus commode et bien plus agréable. Mais j'attribue