Le Mauvais Génie. Comtesse de Ségur
côtés, et ne vit rien qui pût faire connaître comment elle avait été prise sans que Julien ait pu voir le voleur. Il devina à peu près la vérité, mais il voulut s'en assurer avant d'en rien dire.
IV
RACLÉE BIEN MERITÉE
Au même instant, l'Anglais arriva et alla droit à Julien en se croisant les bras.
L'ANGLAIS.—Pétite, tu étais malhonnête!»
Julien, surpris resta muet et immobile.
L'ANGLAIS.—Pétite, tu étais oune malhonnête, tu volais mon turkey.» Bonard s'approcha de l'Anglais.
«Que voulez-vous, Monsieur? Pourquoi injuriez-vous Julien?
L'ANGLAIS, toujours les bras croisés.—Juliène! C'était Juliène, cette pétite! Very well... Juliène, tu étais une pétite malhonnête, une pétite voleur, une pétite... abomin'ble.
BONARD.—Ah çà! Monsieur, aurez-vous bientôt fini vos injures?
L'ANGLAIS.—Jé vous parlais pas, sir. Jé vous connaissais pas. Laissez-moi la tranquillité. Jé parlais au pétite; il était une pétite gueuse, et jé voulais boxer lui.
BONARD.—Si vous y touchez, je vous donnerai de la boxe: essayez seulement, vous verrez!»
L'Anglais, pour toute réponse, se mit en position de boxer, et Bonard aurait reçu un coup de poing en pleine poitrine s'il n'avait esquivé le coup en faisant un plongeon: l'Anglais s'était lancé avec tant de vigueur contre Bonard, qu'il trébucha et alla rouler dans le jus de fumier, la tête la première.
Julien courut à son secours et l'aida à se relever, pendant que Bonard riait de tout son coeur.
L'Anglais était debout, ruisselant d'une eau noire et infecte.
«Oh! my goodness! Oh! my God!» répétait-il d'un ton lamentable, mais sans bouger de place.
Mme Bonard avait entendu quelque chose de la scène et de la chute: elle sortit, et, voyant ce malheureux homme noir et trempé, elle vint à lui.
«Mon pauvre Monsieur, s'écria-t-elle, comme vous voilà fait! Entrez à la maison pour vous débarbouiller et nettoyer vos vêtements.»
L'Anglais la regarda un instant; la physionomie de Mme Bonard lui plut; il la salua avec grâce et politesse.
L'ANGLAIS.—Madme était bien bonne. Jé remercie bien Madme. J'étais un peu crotté. Jé n'osais salir lé parloir de Madme.
MADAME BONARD.—Entrez, entrez donc, mon bon Monsieur; ne vous gênez pas.
L'ANGLAIS, lui offrant le bras.—Si Madme voulait accepter lé bras.
MADAME BONARD, riant.—Merci, mon cher Monsieur, ce sera pour une autre fois; à présent, vous n'êtes pas en état de faire vos politesses.»
Mme Bonard se dépêcha de rentrer pour préparer de l'eau, du savon, un baquet et du linge. L'Anglais la suivit à pas comptés, mais auparavant il se retourna vers Julien et lui tendit la main en disant:
«Jé té pardonnais, Juliène; tu m'avais aidé, tu étais un good fellow.»
Il fit deux pas, se retourna et ajouta:
«Mais tu étais une pétite voleur si tu ne me rendais pas ma grosse turkey.»
Quand il entra dans la maison, Mme Bonard lui fit voir le baquet, le savon, le linge.
MADAME BONARD.—Voilà. Monsieur; voulez-vous que je vous aide?»
L'Anglais la regarda d'un air indigné.
L'ANGLAIS.—Oh! Madme! Fye! Une dame laver un Mossieur! Fye! shocking!
MADAME BONARD.—Ah bien! je n'y tiens pas! Arrangez-vous tout seul. Je reviendrai chercher vos habits pour les nettoyer un peu.»
Mme Bonard sortit, fermant la porte après elle, et rejoignit Bonard et Julien qui se lavaient à la pompe.
MADAME BONARD.—Qui est cet homme? A-t-il l'air drôle! Comment a-t-il fait pour rouler dans cette saleté?»
Bonard lui raconta ce qui s'était passé; ils en rirent tous deux, mais Mme Bonard voulut éclaircir l'affaire du dindon que réclamait l'Anglais.
«C'est tout clair, lui répondit Bonard; Alcide aura sauté sur la bête quand Julien ouvrait la barrière. C'est sans doute lui que j'ai aperçu courant à travers bois; il aura vendu la dinde à l'Anglais; celui-ci croit que c'est Julien qui avait chargé Alcide de la vente; cet imbécile, maladroit comme tout, aura laissé échapper la dinde qui est revenue à la ferme en courant: il l'a suivie, et, la voyant dans la cour, il a cru que Julien la lui volait. Avec ça qu'il ne comprend rien, pas moyen de s'expliquer avec lui.»
Mme Bonard voulut tout de même se faire raconter l'affaire par Julien, qui avait fini de se débarbouiller.
Pendant qu'ils s'expliquaient, Bonard rentra dans la salle et vit son Anglais vêtu d'une chemise si longue qu'elle lui battait les talons, les bras croisés devant ses habits, qu'il contemplait tristement.
BONARD.—Il est certain que vos beaux habits sont un peu abîmés, Monsieur, mais donnez-les-moi, il n'y paraîtra pas tout à l'heure.»
Et, avant que l'Anglais ait eu le temps de décroiser et d'allonger ses bras, Bonard avait saisi et emporté les vêtements pour les rincer dans la mare qui se trouvait tout à côté.
L'Anglais eut beau crier:
«Oh! dear! Oh! goodness! Mes papers! Prenez attention à mes papers! Pas d'eau à mes papers! vous faisez périr mes papers!»
Bonard n'y fit pas attention, et ne rapporta les vêtements que lorsqu'il furent bien nettoyés... et bien trempés.
BONARD.—Tenez, Monsieur, voilà vos habits, un peu humide, mais propres. Oh! je les ai bien tordus, allez, il n'y reste guère d'eau; ils sécheront sur vous.»
L'Anglais saisit la redingote, fouilla dans les poches et en retira précipitamment un gros porte-feuille, qu'il ouvrit en tremblant. Il en retira des papiers qui étaient dans un état déplorable. Il s'avança vers Bonard, les lui mit à deux pouces du visage, et lui dit d'une voix étouffée par l'émotion:
«Malhonnête! Scélérate! Vous avoir perdu les papers à moi! Voyez, voyez, grosse malheureuse. Les sketches (dessins) de tous mes fabrications! Les comprennements de tous mes machines! Quoi je férai à présent? Quoi je présenterai à mes amis d'Angleterre?»
Bonard, qui le considérait comme un fou, ne se fâcha pas des injures ni de la colère injuste de l'Anglais. Il regarda les papiers à mesure que M. Georgey les déployait, et dit avec calme:
«Il n'y a pas de mal, Monsieur l'Anglais, ce ne sera rien! Il ne s'agit que de faire sécher tout cela; il n'y paraîtra seulement pas. Je vais appeler ma femme, elle vous donnera un coup de main.
L'ANGLAlS.—Arrêtez! Moi savais pas vous étiez lé mari de Madme. Une minute, s'il vous plaisait. Jé voulais mes habits sur mes épaules et mon inexpressible sur mes jambes. Jé vous démandais des excuses, jé savais pas Madme était votre femme. En vérité, j'étais bien repenti.»
Tout en parlant, M. Georgey s'était habillé; il attendit en grelottant l'arrivée de Mme Bonard, que son mari avait été chercher. Quand elle entra, il s'épuisa en saluts, en excuses, que n'écoutèrent