La philosophie sociale dans le theatre d'Ibsen. Ossip Lourié
rel="nofollow" href="#ulink_092aaadf-e977-5a16-a25c-c1dc266063bb">[18] G. Séailles. Le Génie dans l'art, p. 2.
[19] Séance de l'Académie des sciences morales et politiques, 23 juillet 1899. Travaux de l'Académie, novembre 1899, p. 486 et suiv.
[20] Renan. L'Antéchrist, préface, p. vii.
LA VIE D'HENRIK IBSEN
La philosophie n'est pas une science comme une autre; il y reste toujours un élément personnel qu'on ne saurait négliger. Toute philosophie porte le nom d'un homme.
CHALLEMEL-LACOUR,
Philosophie individualiste, p. ii.
CHAPITRE PREMIER
L'enfance d'Ibsen. La pharmacie de Grimstad. La révolution hongroise. Christiania. L'école de Helmberg. La première pièce d'Ibsen, Catilina. Ibsen, rédacteur d'Andrimmer. Ses premières poésies. Ibsen, metteur en scène du théâtre de Bergen (1851-1857) et directeur du théâtre de Christiania (1857-1862). Son mariage. La comédie de l'Amour. Le subside, le Digter gage, du Storthing norvégien. La guerre entre le Danemark et la Prusse. L'exil. 1828-1864.
I
Henrik Ibsen naquit, le 20 mars 1828[1] à Skien, province de Télemarken où son bisaïeul, d'origine danoise, était venu s'établir en 1726.
Patrie de Lammers, célèbre orateur protestant dont les prédications enflammées créèrent un grand mouvement religieux en Norvège, Skien est considéré comme le foyer du piétisme luthérien.
Le père du dramaturge, commerçant aisé, avait un caractère expansif; sa mère était austère, d'humeur silencieuse, taciturne. La famille jouissait d'une considération particulière dans cette petite ville de province. «Notre maison, écrit Ibsen, était située près de l'église, remarquable par sa haute tour, à droite se trouvait une potence; à gauche, l'hôtel de ville, la prison avec un asile d'aliénés et deux écoles. Partout des maisons, aucune verdure, aucun horizon libre. Mais dans l'air, un bruit sourd et formidable mugissait sans cesse; il ressemblait tantôt â des gémissements, tantôt à de lugubres lamentations: c'était le murmure des cascades et le chant plaintif des scieries qui se trouvaient en dehors de la ville. Quand plus tard je lisais des histoires sur la guillotine, je pensais toujours à ces scieries.
«L'église était le plus joli bâtiment de la ville. Ce qui préoccupait surtout mon imagination, c'était la lucarne, au bas du clocher; elle avait pour moi un sens mystérieux; la première impression consciente qu'elle produisit sur moi ne s'efface pas de ma mémoire. Je me rappelle, un jour, ma bonne me conduisit à l'église et me tenant entre ses mains me mit dans la lucarne. Ce fut pour moi un éblouissement étrange.... J'ai vu les passants, j'ai vu notre maison et les stores de nos fenêtres; j'ai aperçu aussi manière.... Tout à coup un tumulte ... on me fait des signes de là-bas.... Lorsque je suis descendu, j'ai appris que ma mère m'apercevant dans la lucarne se mit à crier et tomba sans connaissance. Dès qu'elle me revit, elle commença à pleurer, à m'embrasser. Quand plus tard, dans ma jeunesse, je traversais la place, je levais toujours mon regard vers cette lucarne et il me semblait qu'un lien mystérieux existait entre elle et moi.»
En 1836,—le jeune Henrik avait huit ans—ses parents furent ruinés par une catastrophe commerciale. Cette ruine changea complètement la situation de la famille Ibsen; elle quitta Skien, une misérable habitation succéda à la riche demeure. La transformation produisit une impression profonde sur le futur dramaturge; il s'enfonçait en lui-même, évitait la société, recherchait la solitude. Tandis que ses frères cadets jouaient dans la cour, Ibsen, lui, s'enfermait dans un petit cabinet noir près de la cuisine et y passait seul des heures et des jours. «Il nous paraissait peu aimable, écrit la soeur d'Ibsen, et nous faisions tout notre possible pour l'empêcher de s'isoler de nous. Nous aurions désiré qu'il jouât avec nous. Nous frappions à la porte de son cabinet noir; lorsque nos gamineries lui faisaient perdre patience, Henrik ouvrait subitement sa porte et se mettait à nous poursuivre, mais pas bien fort, car il était de constitution faible. Et immédiatement après, il s'enfermait de nouveau dans sa solitude.»
Isolé, il lisait beaucoup de vieux livres de marine, que possédait son père, il aimait aussi à faire des tours de passe-passe, à peindre ou à découper avec du papier des figures, des groupes, etc.
En 1842, la famille d'Ibsen revint à Skien et l'auteur des Revenants entra dans une école dirigée par des théologiens. Il se passionnait surtout beaucoup pour l'histoire et la théologie. Il se séparait rarement de la Bible. «Un jour, raconte un de ses anciens camarades, Ibsen ayant à préparer un devoir; y rendit compte d'un songe qu'il avait fait: «J'étais avec des amis; nous venions de traverser des montagnes et très fatigués nous nous étions couchés, comme jadis Jacob, sur des pierres. Mes compagnons s'endormirent, moi je ne pouvais fermer l'oeil. Mais la fatigue prenant enfin le dessus, je me suis endormi et j'ai fait un rêve; un ange me disait:
—Lève-toi et suis-moi!
—Où veux-tu me conduire à travers ces ténèbres? lui dis-je.
—Marchons, répondit-il, je dois te montrer le spectacle de la vie humaine, telle qu'elle est, dans toute sa réalité.
Plein d'épouvanté, je le suivis, et il me conduisit longtemps par des marches gigantesques.... Tout à coup j'ai vu une grande ville morte pleine de traces de ruine et de pourriture, c'était tout un monde de cadavres, les restes de la grandeur fanée, de la puissance flétrie.... Et une lumière pâle, comme celle des églises, éclairait cette ville morte.... Et mon âme se remplit de terreur.... Et l'ange me dit tout bas: Ici, vois-tu, tout est vanité!
Et j'ai entendu un bruit—bruit d'un orage,—puis des soupirs, des milliers de voix humaines, puis un rugissement de tempête, rugissement formidable, et les morts et les cadavres s'agitèrent, et leurs bras se tendirent vers moi.... Et je me suis réveillé tout couvert de sueur.»
Orphelin à seize ans, Henrik Ibsen fut obligé pour gagner sa vie de quitter l'école et d'accepter une place d'élève-commis dans une pharmacie à Grimstad, petite ville de 800 habitants, sur les bords du Skager-Rack qui fait communiquer la mer du Nord avec le Cattégat.
Tout en préparant des pilules et des sirops, il s'abandonnait à la versification.
Le frémissement électrique qui parcourait alors l'Europe entière et la remuait jusque dans ses fondements, ébranla aussi la Scandinavie. Jusqu'à cette époque la Norvège se trouvait sous l'influence du Danemark, mais dès 1847 le mouvement nationaliste y devint grand; on commença à purifier le dialecte norvégien, qui fut adopté par les écrivains, on ne donna dans les théâtres que des pièces nationales et ce mouvement eut sa répercussion jusqu'à la pharmacie de Grimstad, où le jeune poète discutait si la Révolution Française deviendrait la Révolution Universelle.
Lorsque, en 1848, la nation hongroise, sortant de la torpeur dans laquelle l'Autriche l'avait plongée, entama l'oeuvre de la renaissance, lorsque après trois siècles de luttes contre les usurpations inhumaines, luttes douloureuses et sanglantes, la Hongrie se révolta; lorsque le poète de son indépendance, Petoefi, s'écria: Debout, peuple hongrois! une