Le dernier vivant. Paul Feval

Le dernier vivant - Paul  Feval


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sur le carré parce que papa et maman se tapent.

      Je levai la tête et j'aperçus le sourire échevelé de Bébelle.

      —Bonsoir. Bébelle!

      Bébelle, mon amie, était un bijou de sept ans, héritière unique du cinquième, sur le derrière.

      Son père, prote d'imprimerie, et sa mère, artiste en éventails, pouvaient passer pour des cœurs d'or, très vifs de caractère.

      Deux tourtereaux hérissés.

      Ils s'aimaient très sincèrement; mais de temps en temps ils se renfermaient pour s'expliquer à bras raccourcis, et alors Bébelle se réfugiait chez moi.

      —As-tu vu le monsieur qui est venu me demander, Bébelle, ma chérie?

      J'étais sûr de mon affaire, Bébelle voyait tout.

      —Parbleu! me répondit-elle.

      Elle ajouta:

      —Puisque je revenais du lait, avec la boîte.

      —Pourrais-tu me dire comment il est fait?

      —Parbleu, il est mal fait... puisqu'il a les jambes si longues, si longues que j'ai eu envie de passer à travers, pendant qu'il se dandinait devant la loge... avec des lunettes d'or... et crottées, ses quilles, jusqu'en haut de sa culotte noire. Veux-tu que j'aille jouer chez toi, Monsieur, avec les images?

      —Non, je vais dîner dehors.

      —Alors, ça m'est égal, je suis bien sur le carré. D'ailleurs, c'est presque fini chez nous, car maman pleure.

      Bébelle n'en donnait que cela.

      Il y en a qui deviennent tout de même de chères créatures, mais je ne prends pas sous mon bonnet de recommander ce genre d'éducation aux familles.

      J'entrai chez moi et je refermai ma porte. Croiriez-vous que j'avais presque oublié ce grand appétit qui me talonnait depuis Belleville?

      Ces longues jambes vêtues de noir et que la boue tigrait du haut en bas, me ramenaient à mon idée fixe.

      J'avais admiré le pantalon noir crotté de M. Louaisot de Méricourt et la longueur inusitée de ses jambes, pendant qu'il mangeait avec tant de plaisir son morceau de rôti sous le pouce.

      Était-ce lui qui m'avait demandé? Dans quel but?

      Je haussai les épaules en jetant le dossier sur la tablette de mon secrétaire.

      Il n'y avait pas apparence que ce pût être lui.

      Mais, au lieu de sortir, j'allumai ma lampe et j'ouvris le dossier.

      Il pouvait être alors huit heures du soir. Douze heures me séparaient de mon thé du matin.

      Quand minuit sonna, j'étais encore assis auprès de mon bureau et je lisais avec une avidité croissante les papiers à moi confiés par mon pauvre camarade Lucien Thibaut.

      La majeure partie de ces papiers sera mise ici textuellement sous les yeux du lecteur, et j'analyserai les autres au cours de notre récit.

       Table des matières

      La première pièce sur laquelle je mis la main était enfermée dans une enveloppe qui avait pour étiquette: Lettres anonymes et autres.

      Elle était ainsi conçue:

      Pièce numéro 1

      (Anonyme, écriture contrefaite.)

       M. Lucien Thibaut, juge au tribunal civil d'Yvetot.

      10 septembre 1864.

      Monsieur,

      Généralement, on ne tient aucun compte des lettres qui n'ont point de signatures. C'est peut-être un tort.

      Il y a deux sortes de lettres anonymes.

      Il y a celles où un être dépourvu de dignité et de courage veut insulter ou calomnier sans danger.

      Il y a celles où une personne faible et désarmée, n'ayant rien de ce qu'il faut pour braver des risques considérables, prétend néanmoins rendre service à un ami en le prémunissant contre des éventualités qui peuvent briser sa carrière et gâter sa vie.

      Je vous supplie de bien croire que la présente communication appartient à la seconde catégorie.

      Elle vous est adressée sans esprit de haine ni méchante intention par quelqu'un qui vous veut du bien et qui s'intéresse à votre honorable famille, mais qui désire ne point se compromettre.

      Vous êtes, Monsieur, sur le point de faire une folie: une de ces folies qui ruinent tout un avenir.

      La jeune personne à qui vous voulez donner votre nom n'est pas digne de vous.

      Elle n'est digne d'aucun honnête homme.

      Sans parler ici de sa famille, des aventures romanesques de Madame sa mère, ni des malheurs de Monsieur son père, il est certain que cette intéressante orpheline peut bien servir de passe-temps à quelque joyeux étourdi, mais qu'un homme sérieux ne saurait l'admettre à l'honneur de fonder sa maison.

      Songez aux enfants que vous pourriez avoir et qui rougiraient de leur mère!

      Ses amants ne se comptent plus, bien qu'elle sorte à peine de sa coquille.

      Je n'aime pas les énumérations, je n'en citerai qu'un seul, auprès de qui vous pourrez vous renseigner si vous voulez, c'est votre ancien camarade de collège, M. Albert de Rochecotte.

      Je n'ajoute qu'un mot:

      Si la mère de la donzelle a essayé de vous monter la tête autrefois avec la fabuleuse succession du fournisseur, rayez cet espoir de vos papiers.

      C'est une pure fable.

      Il n'y a rien, rien, rien—qu'une demi-vertu qui veut faire une fin.

      Je vous salue, regrettant le chagrin que je vous fais, mais avec la satisfaction d'avoir rempli mon devoir.

      Pièce numéro 2

      (Cette pièce était de l'écriture de Lucien Thibaut lui-même. Elle portait la mention suivante: Lettre non envoyée à son adresse.)

       À M. Geoffroy de Rœux, attaché à l'ambassade française de Vienne (Autriche.)

      28 septembre 1864.

      Mon cher Geoffroy,

      J'ai longtemps hésité avant de m'adresser à toi, ou plutôt je t'ai déjà écrit plus de vingt lettres qui, toutes, ont été jetées au feu après réflexion.

      Celle-ci aura-t-elle le même sort? C'est vraisemblable.

      J'écris par un besoin désespéré, comme les gens qui se noient appellent au secours, même quand il n'y a personne pour les entendre.

      Nous étions liés très certainement, toi et moi; mais mon malheureux défaut d'expansion et la timidité de mon caractère m'ont fait craindre souvent de n'avoir jamais su inspirer à personne une véritable amitié.

      Pas même à toi.

      J'entends une amitié de frère.

      C'est là le mot, tiens, il m'aurait fallu un frère. Je l'aurais regardé comme forcé par la nature à écouter mes pauvres plaintes, à entrer dans mes misérables douleurs, à me fournir enfin les conseils


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