En ballon! Pendant le siege de Paris. Gaston Tissandier

En ballon! Pendant le siege de Paris - Gaston Tissandier


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Ce sont des Prussiens que j'aperçois sous la nacelle. Je suis à 1,600 mètres de haut; aucune balle ne saurait m'atteindre. Je puis donc m'armer d'une lunette et observer attentivement ces soldats, lilliputiens vus de si haut.

      Je vois sortir de Trianon des officiers qui me visent avec des lorgnettes, ils me regardent longtemps; un certain mouvement se produit de toutes parts. Des Prussiens se chauffent le ventre sur le tapis vert, sur cette pelouse que foulait aux pieds Louis XIV. Ils se lèvent, et dressent la tête vers le Céleste. Quelle joie j'éprouve en pensant à leur dépit.--Voilà des lettres que vous n'arrêterez pas, et des dépêches que vous ne pourrez lire! Mais je me rappelle au même moment qu'il m'a été remis 10,000 proclamations imprimées en allemand à l'adresse de l'armée ennemie.

      J'en empoigne une centaine que je lance par dessus bord; je les vois voltiger dans l'air en revenant lentement à terre; j'en jette à plusieurs reprises un millier environ, gardant le reste de ma provision pour les autres Prussiens que je pourrai rencontrer sur ma route.

      Que contenait cette proclamation? Quelques paroles simples disant à l'armée allemande que nous n'avions plus chez nous ni empereur, ni roi, et que s'ils avaient le bon sens de nous imiter, on ne se tuerait plus inutilement comme des bêtes sauvages. Paroles sensées, mais jetées au vent, emportées par la brise comme elles sont venues!

      Le Céleste se maintient à 1,600 mètres d'altitude; je n'ai pas à jeter une pincée de lest, tant le soleil est ardent; car il n'est pas douteux que mon ballon fuit, et, sans la chaleur exceptionnelle de l'atmosphère, mon mauvais navire n'aurait pas été long à descendre avec rapidité, et peut-être au milieu des Prussiens. En quittant Versailles, je plane au-dessus d'un petit bois dont j'ignore le nom et l'exacte position. Tous les arbres sont abattus au milieu du fourré; le sol est aplani, une double rangée de tentes se dressent des deux côtés de ce parallélogramme. A peine le ballon passe-t-il au-dessus de ce camp, j'aperçois les soldats qui s'alignent; je vois briller de loin les baïonnettes; les fusils se lèvent et vomissent l'éclair au milieu d'un nuage de fumée.

      Ce n'est que quelques secondes après que j'entends au-dessous de la nacelle le bruit des balles et la détonation des armes à feu. Après, cette première fusillade, c'en est une autre qui m'est adressée, et ainsi de suite jusqu'à ce que le vent m'ait chassé de ces parages inhospitaliers. Pour toute réponse, je lance à mes agresseurs une véritable pluie de proclamations.

      C'est un panorama toujours nouveau qui se déroule aux yeux de l'aéronaute; suspendu dans l'immensité de l'espace, la terre se creuse sous la nacelle comme une vaste cuvette dont les bords se confondent au loin avec la voûte céleste. On n'a pas le loisir de contempler longtemps le même paysage quand le vent est rapide; si le puissant aquilon vous entraîne, la scène terrestre est toujours nouvelle, toujours changeante. Je ne tarde pas à voir disparaître les Prussiens qui ont perdu leur poudre contre moi: d'autres tableaux m'attendent. J'aperçois une forêt vers laquelle je m'avance assez rapidement. Je ne suis pas sans une certaine inquiétude, car le Céleste commence à descendre; je jette du lest poignée par poignée, et ma provision n'est pas très-abondante. Cependant je ne dois pas être bien éloigné de Paris. L'accueil que m'a fait l'ennemi en passant au-dessus d'un de ses camps ne me donne nulle envie de descendre chez lui.

      J'ai toujours remarqué, non sans surprise, que l'aéronaute, même à une assez grande hauteur, subit d'une façon très-appréciable l'influence du terrain au-dessus duquel il navigue. S'il plane au-dessus des déserts de craie de la Champagne, il sent un effet de chaleur intense, les rayons solaires sont réfléchis jusqu'à lui; il est comme un promeneur qui passerait au soleil devant un mur blanc. S'il trace, en l'air, son sillage au-dessus d'une forêt, le voyageur aérien est brusquement saisi d'une impression de fraîcheur étonnante, comme s'il entrait, en été, dans une cave.--C'est ce que j'éprouve à 10 heures 45 en passant à 1420 mètres au-dessus des arbres, que je ne tarde pas à reconnaître pour être ceux de la forêt d'Houdan.--Ma boussole et ma carte ne me permettent aucun doute à cet égard. Mais ce froid que je ressens, après une insolation brûlante, le gaz en subit comme moi l'influence; il se refroidit, se contracte, l'aérostat pique une tête vers la forêt; on dirait que les arbres l'appellent à lui. Comme l'oiseau, le Céleste voudrait-il aller se poser sur les branches?

      Je me jette sur un sac de lest, que je vide par dessus bord, mais mon baromètre m'indique que je descends toujours; le froid me pénètre jusqu'aux os. Voilà le ballon qui atteint rapidement les altitudes de 1000 mètres, de 800 mètres, de 600 mètres. Il descend encore. Je vide successivement trois sacs de lest, pour maintenir mon aérostat à 500 mètres seulement au-dessus de la forêt, car il se refuse à monter plus haut!

      A ce moment, je plane au-dessus d'un carrefour. Un groupe d'hommes s'y trouve rassemblé; grand Dieu! ce sont des Prussiens. En voici d'autres plus loin; voici des uhlans, des cavaliers qui accourent par les chemins. Je n'ai plus qu'un sac de lest. Je lance dans l'espace mon dernier paquet de proclamations. Mais le ballon a perdu beaucoup de gaz, par la dilatation solaire, par ses fuites, il est refroidi, sa force ascensionnelle est terriblement diminuée. Je ne suis qu'à une hauteur de 420 mètres, une balle pourrait bien m'atteindre.

      Je regarde attentivement sous mes pas. Si un soldat lève son fusil vers moi, je lui jette sur la tête tout un ballot de lettres de 40 kilogrammes; mon navire aérien allégé de ce poids retrouvera bien ses ailes. Malgré mon vif désir de remplir ma mission, je n'hésiterai pas à perdre mes dépêches pour sauver ma vie.

      Heureusement pour moi le vent est vif; je file comme la flèche au-dessus des arbres; les uhlans me regardent étonnés, et me voient passer, sans qu'une seule balle m'ait menacé. Je continue ma route au-dessus de prairies verdoyantes, gracieusement encadrées de haies d'aubépine.

      Il est bientôt midi, je passe assez près de terre; les spectateurs qui me regardent sont bel et bien, cette fois, des paysans français, en sabots et en blouse. Ils lèvent les bras vers moi, on dirait qu'ils m'appellent à eux; mais je suis encore bien près de la forêt, je préfère prolonger mon voyage le plus longtemps possible. Je me contente de lancer dans l'espace quelques exemplaires d'un journal de Paris que son directeur m'a envoyés au moment de mon départ. Je vois les paysans courir après ces journaux, qui se sont ouverts dans leur chute, et voltigent comme de grandes feuilles emportées par le vent.

      Une petite ville apparaît bientôt à l'horizon. C'est Dreux avec sa grande tour carrée. Le Céleste descend, je le laisse revenir vers le sol. Voilà une nuée d'habitants qui accourent. Je me penche vers eux et je crie de toute la force de mes poumons:

      --Y a-t-il des Prussiens par ici? Mille voix me répondent en choeur:

      --Non, non, descendez!

      Je ne suis plus qu'à 50 mètres de terre, mon guide-rope rase les champs, mais un coup de vent me saisit, et me lance subitement coutre un monticule. Le ballon se penche, je reçois un choc terrible, qui me fait éprouver une vive douleur, ma nacelle se trouve tellement renversée que ma tête se cogne contre terre.--M'apercevant que je descendais trop vite je me suis jeté sur mon dernier sac de lest; dans ce mouvement le couteau que je tenais pour couper les liens qui servent à enrouler la corde d'ancre s'est échappé de mes mains, de sorte qu'en voulant faire deux choses à la fois j'ai manqué toute la manoeuvre. Mais je n'ai pas le loisir de méditer sur l'inconvénient d'être seul en ballon. Le Céleste, après ce choc violent, bondit à 60 mètres de haut, puis il retombe lourdement à terre, cette fois j'ai pu réussir à lancer l'ancre, à saisir la corde de soupape. L'aérostat est arrêté; les habitants de Dreux accourent en foule, j'ai un bras foulé, une bosse à la tête, mais je descends du ciel en pays ami!

      Ah! quelle joie j'éprouve à serrer la main à tous ces braves gens qui m'entourent. Ils me pressent de questions.--Que devient Paris? Que pense-t-on à Paris? Paris résistera-t-il? Je réponds de mon mieux à ces mille demandes qu'on m'adresse de toutes parts.--Je prononce un petit discours bien senti qui excite un certain enthousiasme.--Oui, Paris tiendra tête à l'ennemi. Ce n'est pas chez cette vaillante population que l'on trouvera jamais découragement ou faiblesse, on n'y verra toujours que ténacité et vaillance. Que la province imite la capitale, et la France est sauvée!

      Je


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