Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon. Louis Constant Wairy
deux financiers et les deux extrêmes.—M. Destor et ses distractions.—La partie d'échecs de M. Victor de Caraman.—Jeux à la cour.—Petits bals chez madame Destor.—Une Parisienne et aventure ébauchée.—Informations exactes, et voyage sentimental.—Stupéfaction d'une jolie femme.—Rendez-vous et discrétion.—Arrivée d'un jaloux.—Désappointement et persistance.—Intrigue dans une loge.—Le mouchoir et la boîte aux lettres.—Conseils de morale à la jeunesse.—Le contenu d'une lettre.—Deux chevaux blancs et Machiavel.—Mauvaise issue et oubli.—M. Belmondi.—M. de Navarre et l'épée de Louis XVIII.—Pétitions singulières.—Le prince Borghèse Jésus-Christ.—Leçon de politesse donnée avec un poignard.—Passion des Piémontais pour le jeu.—Le comte Pastoris et le père avare.—Histoire d'un original.—M. de La Payne et la croix de la Légion-d'Honneur.—Correspondance de M. de Lacépède.—Inconcevables motifs donnés à une demande, et le débordement du Pô.—Madame de La Payne et le deuil par anticipation.—Rencontre d'originaux.—Le contrôleur de Pignerol.—L'employé cuisinier.—M. de Marcolle et la confusion des langues.—Ce que c'est que M. Simon.—L'employé, son chef, et bizarre motif d'une prolongation de congé.—Éducation des pigeons.—Le gastronome, et solution du problème des vanneaux.
Nos moyens de correspondance.—L'estafette de Naples à Paris.—Miracles du télégraphe.—Détails sur l'estafette.—Défenses sévères de l'empereur.—Légères infractions.—Napoléon crevant le porte-manteau des dépêches.—Le directeur-général pris en fraude.—Emploi des courriers, et missions extraordinaires.—Souvenir d'enfance de l'empereur.—Projets sur la Spezzia.—M'en reparler souvent.—Phénomène remarquable.—Eau douce dans la mer.—Grand projet, et les habitans sans contributions.—Correspondance du docteur Vastapani, et maladie de la princesse.—Le courrier Camille.—La vie d'un homme sauvée par hasard.—Bonté du prince Borghèse.—La bande de brigands de Narzoli.—Meino et sa femme.—Scarcello, Vivalda et le colonel Boizard.—Le modèle de Jean Sbogar.—Mœurs et usages des brigands.—Enlèvemens et contributions.—La croix de Salicetti.—Meino à Alexandrie, et sagacité du général Despinois.—Un jour à Stupinis, et exécution à Turin.—Le ménage de garçons.—Le colonel Jameron.—M. de Valori et M. d'Adhémar.—Pourquoi l'on jouait à la cour.—Conseils de M. de Lameth.—Mort du neveu de M. de Lameth, lettre de sa mère et singulière réponse.—Nobles manières d'Alexandre de Lameth.—Subvention extraordinaire.—Madame et mademoiselle Robert à Turin.—Incroyable changement d'état.—Conversation avec M. de Lameth.—Les veuves des préfets, et projet sans exécution.—M. de Garaudé.—Je mets le feu au palais.—L'aide-de-camp en mission.—Sottise d'un architecte, et la poutre brûlée.—Saint-Laurent et moi.—Mot de Jean-Jacques.
FIN DES TABLES
TOME PREMIER.
INTRODUCTION.
La vie de l'homme obligé de se faire lui-même sa carrière, et qui n'est ni un artisan ni un homme de métier, ne commence ordinairement qu'aux environs de vingt ans. Jusque là il végète, incertain de son avenir, et n'ayant pas, ne pouvant pas avoir de but bien déterminé. Ce n'est que lorsqu'il est parvenu au développement complet de ses forces, et en même temps lorsque son caractère et son penchant le portent à marcher dans telle ou telle voie, qu'il peut se décider sur le choix d'une carrière et d'une profession; ce n'est qu'alors qu'il se connaît lui-même et voit clair autour de lui; enfin, c'est à cet âge seulement qu'il commence à vivre.
En raisonnant de cette façon, ma vie, depuis que j'ai atteint ma vingtième année, a été de trente ans, qui peuvent se partager en deux parts égales, quant au nombre des mois et des jours, mais on ne peut pas plus diverses, si l'on s'attache à considérer les événemens qui se sont passés durant ces deux périodes de mon existence.
Pendant quinze années attaché à la personne de l'empereur Napoléon, j'ai vu tous les hommes et toutes les choses importantes dont seul il était le point de ralliement et le centre. J'ai vu mieux encore que cela; car j'ai eu sous les yeux, dans toutes les circonstances de la vie, les moindres comme les plus graves, les plus privées comme celles qui appartiennent le plus à l'histoire et qui en font déjà partie; j'ai eu, dis-je, sans cesse sous les yeux l'homme dont le nom remplit à lui seul les pages les plus glorieuses de nos annales. Quinze ans je l'ai suivi dans ses voyages et dans ses campagnes, à sa cour et dans l'intérieur de sa famille. Quelque démarche qu'il pût faire, quelque ordre qu'il pût donner, il était bien difficile que l'empereur ne me mît pas, même involontairement, dans sa confidence; et c'est sans le vouloir moi-même que je me suis plus d'une fois trouvé en possession de secrets que j'aurais bien souvent voulu ne point connaître. Que de choses se sont passées pendant ces quinze années! Auprès de l'empereur on vivait comme au milieu d'un tourbillon. C'était une succession d'événemens rapide, étourdissante. On s'en trouvait comme ébloui; et si l'on voulait, pour un instant, y arrêter son attention, il venait tout de suite comme un autre flot d'événemens qui vous entraînait sans vous donner le temps d'y fixer votre pensée.
Maintenant à ces temps d'une activité qui donnait le vertige a succédé pour moi le repos le plus absolu, dans la retraite la plus isolée. C'est aussi un intervalle de quinze ans qui s'est écoulé depuis que j'ai quitté l'empereur. Mais quelle différence! Pour ceux qui, comme moi, ont vécu au milieu des conquêtes et des merveilles de l'empire, que reste-t-il à faire aujourd'hui? Si, dans la force de l'âge, notre vie a été mêlée au mouvement de ces années si courtes, mais si bien remplies, il me semble que nous avons fourni une carrière assez longue et assez pleine. Il est temps que chacun de nous se livre au repos. Nous pouvons bien nous éloigner du monde, et fermer les yeux. Que nous reste-t-il à voir qui valût ce que nous avons vu? de pareils spectacles ne se rencontrent pas deux fois dans la vie d'un homme. Après avoir passé devant ses yeux, ils suffisent à remplir sa mémoire pour le temps qu'il lui reste encore à vivre; et dans sa retraite il n'a rien de mieux à faire que d'occuper ses loisirs du souvenir de ce qu'il a vu.
C'est là aussi ce que j'ai fait. Le lecteur croira facilement que je n'ai point de passe-temps plus habituel que de me reporter aux années que j'ai passées au service de l'empereur. Autant que cela m'a été possible, je me suis tenu au courant de tout ce qu'on a écrit sur mon ancien maître, sur sa famille et sur sa cour. Dans ces lectures que ma femme ou ma belle-sœur faisaient à la famille, au coin du feu, que de longues soirées se sont écoulées comme un instant! Lorsque je rencontrais dans ces livres, dont quelques-uns ne sont vraiment que de misérables rapsodies, des faits inexacts, ou faux, ou calomnieux, je trouvais du plaisir à les rectifier, ou bien à en prouver l'absurdité. Ma femme, qui a vécu, comme moi et avec moi, au milieu de ces événemens, nous faisait à son tour part de ses réflexions et de ses éclaircissemens; et, sans autre but que notre propre satisfaction, elle prenait note de nos observations communes.
Tous ceux qui veulent bien de temps en temps venir nous voir dans notre solitude, et qui prennent plaisir à me faire parler de ce que j'ai vu, étonnés et trop souvent indignés des mensonges que l'ignorance ou la mauvaise foi ont débités à l'envi sur l'empereur et sur l'empire, me témoignaient leur satisfaction des renseignemens que j'étais à même de leur donner, et me conseillaient de les communiquer au public. Mais je ne m'étais jamais arrêté à cette pensée, et j'étais bien loin d'imaginer que je pourrais être un jour moi-même auteur d'un livre, lorsque M. Ladvocat arriva dans notre ermitage, et m'engagea de toutes ses forces à publier mes mémoires, dont il me proposa d'être l'éditeur.
Dans le temps même où je reçus cette visite, à laquelle je ne m'attendais pas, nous lisions en famille les Mémoires