Histoire des nombres et de la numération mécanique. Jacomy-Régnier

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le faire contre les tendances antispiritualistes auxquelles nous nous abandonnons, ce sont celles que nous avons ajoutées aux richesses qui nous viennent du passé. Nous nous glorifierions au delà de (Page ) nos mérites, si nous prenions pour terme de comparaison de nos œuvres, soit celles des âges pendant lesquels l'homme travaillait avec les seules forces de sa raison individuelle, soit celles des âges qui, quoique déjà riches des trésors de science et d'expérience laissés par leurs prédécesseurs, n'ont cependant pas marqué leur passage dans le temps par des créations aussi heureuses que les nôtres.

      Nous trouverons des limites à notre orgueil dans notre propre raison, si nous voulons bien remarquer, d'abord, que, pour accomplir nos œuvres, nous avons eu à notre disposition toutes les forces d'un passé plus long et, par conséquent, plus riche en science et en expérience que celui de nos aînés, et ensuite que les relations qui se sont établies entre les différents peuples de la terre ont presque complétement changé les conditions des progrès matériels dans le monde. Autrefois, il y a à peine quarante à cinquante ans, chaque frontière était un voile qui dérobait à une nation ce qui se faisait chez sa voisine, chaque mer, chaque bras de mer était un abîme à travers lequel ne passaient que bien rarement quelques lambeaux des mystères que l'on gardait anxieusement d'un côté comme de l'autre de ces abîmes. Alors chaque peuple ne travaillait qu'à l'aide de ses propres forces; l'intelligence humaine était encore mutilée, agissait encore isolément, voulons-nous dire.

      Cette mutilation, cet isolement ont cessé d'exister. Il y a toujours des frontières qui séparent les peuples, (Page ) mais il n'y a plus de voiles dressés le long de ces frontières; il y a toujours des mers et des bras de mer dont les flots se brisent sur des rivages habités par des peuples dont les intérêts n'ont pas cessé d'être en lutte; mais ces mers et ces bras de mer ne servent plus à protéger les secrets du génie industriel des nations. Le génie industriel, depuis que les peuples civilisés se sont entendus pour reconnaître ses droits, s'est fait cosmopolite et parcourt le monde, travaillant au grand jour, ses brevets à la main.

      Encore une fois donc, si nous voulons comparer nos œuvres avec celles de nos devanciers, commençons par comparer les ressources dont ils disposaient avec celles qui sont dans nos mains. L'équité la plus vulgaire l'exige; notre glorification serait ridicule, si elle se fondait sur un principe qui ne comprendrait pas la réserve que nous venons d'indiquer.

      Il est incontestable que, depuis l'existence des lois qui, presque partout, protégent la propriété industrielle des étrangers autant que celle des nationaux, le génie humain, appliqué aux choses matérielles, travaille avec toutes ses forces réunies en faisceau, pour ainsi dire, et il est évident, par conséquent, que ces forces ainsi coalisées doivent être plus puissantes, plus fécondes en résultats que ne pouvaient l'être les forces isolées des individus et des peuples, lorsque chacun, peuples et individus, était contraint, pour sauvegarder ses droits d'inventeur et de perfectionneur, d'envelopper ses procédés (Page ) et ses moyens de travail dans les ombres du mystère.

      L'équité nous indique une autre réserve à faire en faveur de nos aînés, réserve essentielle, que nous avons à peine fait entrevoir un peu plus haut. Avant notre âge, les travaux industriels furent assurément bien plus encouragés, bien plus honorés, qu'on ne le suppose généralement; cependant il est vrai de dire que, pendant tous les siècles antérieurs et même pendant les premières années de ce siècle, l'industrie n'était pas regardée comme la bienfaitrice par excellence de l'humanité et comme la manifestation la plus glorieuse du génie des peuples. Les hautes sciences, la grande littérature, la poésie, les beaux-arts, tenaient alors dans l'estime des nations la place que leur avaient accordée sans difficulté toutes les civilisations antiques.

      Il résultait de cette prééminence obtenue par les hautes sciences, par la haute littérature, par la poésie, par les beaux-arts, que généralement tout homme qui aspirait à se faire une place d'honneur dans la société, et qui se sentait animé d'une force intellectuelle capable de répondre à ses aspirations, appliquait ses facultés aux choses qui devaient le faire arriver à la gloire, bien plus qu'à celles qui ne conduisent ordinairement qu'à la fortune; aux choses qui ont fait les grands siècles bien plus qu'à celles qui ont produit les grandes décadences.

      Que celui qui douterait que les grandes décadences des civilisations soient sorties de l'étouffement des travaux (Page ) spiritualistes par les arts industriels encouragés d'une manière exclusive, veuille bien se souvenir que la vieille Asie tomba des splendides sommets d'où elle dominait le monde antique, aussitôt que les arts industriels furent devenus sa principale passion; que la vieille Grèce ne commença à fléchir sous le poids de son grand nom et ne le laissa tomber sous les pieds des conquérants qu'après qu'elle eut transporté aux industries asiatiques les encouragements qu'elle réservait auparavant pour ses sages, ses savants, ses poëtes et ses guerriers; que le colosse romain ne commença à vaciller sur ses bases qu'après que les Asiatiques et les Grecs furent parvenus à rendre les descendants des Cincinnatus et des Scipion amoureux de leurs arts et rivaux de leur habileté.

      Les forces intellectuelles de notre société étant attirées vers les arts industriels ainsi qu'elles le sont, ces arts ont une marche magnifique; cette marche est plus rapide, plus vigoureuse qu'on ne la vit jamais; mais encore une fois, jamais on ne vit un siècle faire, pour favoriser leurs progrès, des sacrifices pareils à ceux que nous faisons. Ces sacrifices sont tels, que le passé ne présentant rien de pareil, nous ne savons véritablement si nous devons admirer nos succès industriels ou les trouver tout simplement naturels.

      Autre réserve: Est-ce que nous ne regardons pas un peu trop comme entièrement nôtres des quantités de choses qui ne nous appartiennent pas entièrement? Est-ce qu'il n'est pas, tant dans l'ordre scientifique (Page ) que dans l'ordre matériel, certains principes vus ou entrevus par le passé et que nous avons seulement développés et appliqués; certaines créations matérielles indiquées ou ébauchées par le passé et que nous n'avons eu qu'à réaliser plus hardiment, qu'à perfectionner?

      Invoquons un dernier fait contre nos prétentions orgueilleuses. N'est-il pas vrai que, sans nous inquiéter de savoir d'où sont sorties toutes les créations nouvelles qui nous entourent, nous en sommes aussi fiers que si elles appartenaient à nous seuls? N'est-il pas vrai que nous nous admirons dans toutes ces créations, absolument comme si elles étaient l'œuvre exclusive de notre génie?

      Oui, tout cela est vrai, et ce qui ne l'est pas moins, c'est que ces créations ne nous appartiennent pas toutes; c'est que tous les peuples civilisés en revendiquent leur part, et n'admettent nullement que nous ayons le droit de dire: «Le siècle, c'est nous.»

      Étrange inconséquence! en même temps que nous voudrions ainsi usurper au profit de notre pays des gloires qui ne lui appartiennent pas, nous faisons des efforts déplorables pour obscurcir presque toutes celles qui lui appartiennent.

      Nous nous qualifions parfois du titre d'Athéniens de la civilisation moderne. Comme les citoyens d'Athènes, en effet, nous avons une répulsion innée pour les gloires vivantes et ne tolérons que les gloires posthumes; comme eux, nous ne voulons pas des gloires qui portent un nom; nous n'admettons que les (Page ) gloires anonymes, que les gloires qui portent le nom collectif du pays, comme si nous espérions, les auteurs des grandes et belles choses qui l'honorent étant inconnus, être soupçonnés nous-mêmes de les avoir faites; mais notre ressemblance avec les Athéniens s'arrête là.

      Les Athéniens, quand ils envoyaient en exil les hommes qui avaient élevé trop haut leurs noms au milieu d'eux, ne faisaient que proclamer la supériorité de ces hommes. L'ostracisme était un hommage rendu au mérite, au génie, et non une négation du mérite et du génie: l'ostracisme était de l'envie; mais c'était une envie qui s'avouait et non de l'envie hypocrite et lâche. L'envie hypocrite et lâche, c'est la nôtre, la nôtre qui procède par l'étouffement dans l'ombre, contre quiconque s'annonce comme devant dépasser notre mesure; la nôtre qui a trouvé le secret de rendre le silence plus puissant que la négation, plus cruel que la proscription.

      Autant nous paraissons portés à empêcher les choses véritablement grandes ou belles de se produire au milieu de nous, autant nous nous montrons favorables aux créations d'un ordre secondaire


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