La terre promise. Paul Bourget
d'escaliers qui devaient le conduire à sa chambre. En toute circonstance il eût été troublé profondément par l'annonce qu'il se trouvait sous le même toit que cette ancienne maîtresse, — car une ancienne maîtresse possède seule le pouvoir de bouleverser à ce degré un fiancé aussi épris que l'était celui-là. — Mais apprendre cette présence ainsi, presque à la minute où Henriette et lui venaient d'être frappés par cette étrange appréhension d'un malheur inconnu, devait accroître singulièrement ce trouble, d'autant plus que ce nom de Mme Raffraye ne lui rappelait pas seulement l'épisode le plus passionné de sa jeunesse. Il lui représentait la créature dans laquelle il avait cru deviner les plus noirs abîmes de perversité, celle qui lui avait été la plus funeste, le mauvais génie de tant d'années de sa vie, celle aussi pour laquelle il avait été le plus implacablement dur, presque cruel. Et cette femme venait d'arriver à Palerme, quand il existe tant d'autres villes d'hiver, dans cet hôtel, quand, à Palerme même, il existe tant d'autres hôtels et de plus célèbres, et à quel moment? Quand il se trouvait là dans ce coin retiré du monde où il avait le droit de se croire bien caché, auprès d'une jeune fille qu'il aimait, dont il était aimé, qu'il allait épouser... L'idée d'attribuer cette présence à quelque plan d'action inconnue et redoutable devait venir et vint aussitôt au jeune homme, dont la sensibilité naturellement très vive était encore surexcitée par le ravissement de cette promenade de la matinée. Cette folle idée s'empara de lui, dans le temps qu'il mit à monter jusque chez lui, avec la peur et le demi-égarement d'une panique irraisonnée, maladive, irrésistible. Ce fut au point qu'il avait le visage tout altéré quand il entra dans le salon particulier où il prenait tous ses repas, en compagnie de Mme Scilly et de sa fiancée. Il lui fallut subir la sollicitude inquiète de cette dernière, — il lui fallut, pour la première fois, dissimuler et attribuer son changement de physionomie et d'humeur à une migraine causée par le soleil, lui qui, depuis des jours, vivait avec Henriette cœur à cœur, dans une communion si constante de leurs pensées! Il lui fallut voir sur ce doux et tendre visage la plus amoureuse inquiétude, et l'impression de malaise que lui donna cette nécessité de mentir jointe à l'anxiété dont il se sentait invinciblement dévoré lui fut si insupportable qu'il dut se retirer dans sa chambre pour toute l'après-midi, sous le prétexte de son indisposition grandissante. Il voulait à tout prix ramasser sa pensée et regarder bien en face les données du problème que lui posait, d'une manière pour lui tragique, cette arrivée soudaine et dont il n'admettait pas une minute qu'elle ne fût point intentionnelle. Mais comment faire cet examen sans évoquer tous les événements, toutes les sensations aussi d'un passé qui contrastait trop cruellement avec celui dont la mère d'Henriette avait caressé dans sa rêverie, quelques heures plus tôt, les délicates et naïves images? Ah! Quelle tristesse de sentir l'âcre amertume d'un coupable et mauvais amour que l'on a voulu, que l'on a cru fini, nous inonder à nouveau l'âme à l'instant même où cette âme s'enivrait, jusqu'à l'extase, des joies d'un autre amour, tout lumière et tout espérance!
— «Et cependant,» gémissait Francis, une fois seul et libre de s'abandonner au cours de ses souvenirs, «après tant d'années, est-ce que je ne dois pas être aussi mort pour elle qu'elle est morte pour moi?...»
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