Baccara. Hector Malot
Fier de ma supériorité, je me suis conduit en artiste, non en commerçant.
—Tu as été un Adeline, dit la Maman.
—Peut-être; mais tandis que j'étais un Adeline des temps passés, d'autres étaient des hommes de leur temps, marchant avec lui, au lieu de rester tranquilles comme moi. On nous oppose souvent Roubaix, et c'est quelquefois avec raison, surtout pour son flair à imiter et à perfectionner les tissus, à transformer son outillage pour lui faire produire l'article du jour. C'est là qu'a été la source de sa fortune industrielle; c'est la souplesse, c'est l'esprit d'initiative qui lui ont fait produire l'article de Lyon pour l'ameublement et la soierie légère, l'article de Saint-Pierre-les-Calais, en tissant sur des métiers mécaniques la dentelle et la robe en laine et en schappe, la rouennerie, la cotonnade d'Alsace, la draperie anglaise. Qu'il y ait demain de l'argent à gagner en tissant de l'emballage, et Roubaix se mettra à l'emballage qu'il tissera aussi bien que les étoffes de prix. Le jour où la mode a décidé que les vêtements de femme serait en petite draperie, Roubaix a fait de la petite draperie. Puis il a pris aux Anglais la draperie nouveauté pour hommes, et il l'a fabriqué mieux qu'eux et à meilleur marché. C'est ainsi qu'il a commencé sa concurrence contre nous, aidé par les tailleurs qui achètent le Roubaix moins cher que l'Elbeuf, et le revendent comme anglais au prix qu'il veulent; c'est vulgaire d'être habillé en Elbeuf, c'est chic de l'être en anglais... de Roubaix. Un moment j'ai pensé à me lancer dans cette voie.
—Je te l'ai assez demandé! interrompit madame Adeline.
La Maman jeta un regard indigné à sa bru, à laquelle elle avait plus d'une fois reproché d'être une mauvaise Elbeuvienne.
—Il est certain que, pour la nouveauté, il était possible de faire à Elbeuf ce qu'a fait Roubaix, et de développer le tissage mécanique; c'est même là, sans aucun doute, que sera l'avenir. Mais combien de difficultés dans le présent qui m'ont inquiété! Où trouver les ouvriers en état de conduire ces métiers? Comment les rompre, du jour au lendemain, à ce nouveau système? Comment affiner la délicatesse de leur toucher et de leur vue de manière à passer brusquement de nos fils d'hier aux fils ténus d'aujourd'hui? Le métier à la main bat vingt-cinq coups à la minute, le métier mécanique en bat de soixante à soixante-dix; il faut pour suivre la rapidité de ces métiers, une légèreté de main et une finesse d'oeil que nos ouvriers n'ont pas présentement et qui ne s'acquiert pas en un jour.
—Jamais on ne fera de la belle nouveauté sur les métiers mécaniques, affirma la Maman avec conviction: du Roubaix, de l'anglais, peut-être, de l'Elbeuf, non.
Sans engager une discussion sur ce point avec sa mère, ce qu'il savait inutile, il continua:
—Une autre raison encore m'a retenu—la mise de fonds dans l'outillage: pour une production de trois millions par an, il faut cent vingt métiers prêts à battre et à remplir les ordres; chaque métier coûtant deux mille cinq cents francs, c'est un ensemble de trois cent mille francs; avec l'immeuble, la machine à vapeur et les outils accessoires, il faut compter deux cent mille francs; bien entendu, je laisse de côté la teinture et la filature qui doivent s'exécuter au dehors avec avantage, mais j'ajoute l'outillage pour le dégraissage, le foulage et les apprêts, qui ne coûte pas moins de deux cent mille francs, et j'arrive ainsi à un chiffre de sept cent mille francs; je ne les avais pas.
Cela fut dit en glissant et à voix basse, de façon à ne pas l'appliquer directement à la Maman, et tout de suite, pour ne pas laisser le temps à la réflexion de se produire, il reprit:
—Enfin une dernière raison, qui, pour être d'un ordre différent, n'a pas été moins forte pour moi, m'a arrêté. Ce qu'il y a de bon dans notre travail elbeuvien, que tu as bien raison d'aimer, Maman, c'est qu'il s'exécute en grande partie chez l'ouvrier qui n'est pas à la sonnette, comme on le dit si justement, qui est chez lui, dans sa maison, à la ville ou à la campagne, avec sa femme et ses enfants auxquels il enseigne son métier par l'exemple. L'individualité existe et avec elle l'esprit de famille. Au contraire, dans l'usine l'individualité disparaît comme disparaît la famille; l'ouvrier perd même son nom pour devenir un numéro; il faut quitter le village pour la ville où le mari est séparé de sa femme, où les enfants le sont du père et de la mère; plus de table commune autour de la soupe préparée par la mère, on va forcément au cabaret pour manger, on y retourne pour boire. Je n'ai pas eu le courage d'assumer la responsabilité de cette transformation sociale. Je sais bien que, pour la terre comme pour l'industrie, tout nous amène à créer une nouvelle féodalité. Mais, pour moi, je n'ai pas voulu mettre la main à cette oeuvre. Justement parce que je suis un Adeline et que deux cents années de vie commune avec l'ouvrier m'ont imposé certains devoirs, j'ai reculé. Sans doute d'autres feront—et prochainement—ce que je n'ai pas voulu faire, mais je ne serai pas de ceux-là, et cela suffit à ma conscience. Je n'ai pas la prétention d'arrêter la marche de la fatalité. Voilà pourquoi, revenant à notre point de départ, je trouve que la demande de M. Eck ne doit pas être accueillie par un brutal refus. Ma tâche est finie, la leur commence; ils sont dans le mouvement.
—Dans tout ce que tu viens de me dire, rien ne prouve que tu ne peux plus marcher, interrompit la Maman; ne le peux-tu plus?
—Je suis entravé, je ne suis pas arrêté, voilà la stricte vérité.
—Eh bien, marche lentement, petitement, en attendant que la mode change et que notre nouveauté reprenne: les jeunes gens se lasseront d'être habillés comme des grooms anglais et de s'exposer à se faire mettre quarante sous dans la main; ce qui est bon, ce qui est beau revient toujours.
—Attendre! il y a longtemps que nous attendons; il en est chez nous comme à Reims, où de père en fils on s'est enrichi à fabriquer du mérinos, et où l'on continue à fabriquer du mérinos, alors qu'il ne se vend plus que difficilement, on attend qu'il reprenne, et on se ruine.
—Eh bien, alors, retire-toi des affaires, et vis avec ce qui te reste, avec ce que tu sauveras du naufrage; Mieux vaut que la maison Adeline périsse que de la voir passer entre les mains de ces juifs.
—Et Berthe?
—Mieux vaut qu'elle ne se marie jamais que de devenir la femme d'un juif!
VII
—Et toi? demanda Adeline à sa femme en entrant dans leur chambre, dis-tu comme la Maman: mieux vaut que Berthe ne se marie pas que de devenir la femme d'un juif?
—Veux-tu donc ce mariage?
—Et toi ne le veux-tu point?
—J'avoue que l'idée ne m'en était jamais venue.
—As-tu quelques griefs contre Michel Debs?
—Aucun.
—Ne le trouves-tu pas beau garçon?
—Certainement.
—Intelligent, sage, rangé, travailleur!
—Je n'ai jamais rien entendu dire contre lui.
—Et au contraire tu as entendu dire, à moi, aux autres, à tout le monde, que des enfants Eck et Debs il est celui qui semble tenir la tête dans cette belle association de frères et de cousins, et que c'est lui sans aucun doute qui prendra la direction de la maison quand le père Eck se retirera.
—C'est vrai.
—Eh bien, alors? qui t'empêche d'admettre que sa femme puisse être heureuse?
—Je ne dis pas cela; et pourtant....
—Quoi?
—Il est juif.
—Alors ne parlons plus de ce mariage; si Maman et toi vous lui êtes opposées, cela suffit, restons-en là.
—Tu le désires donc?
—Je n'en sais rien; mais franchement je ne peux pas le repousser par cela seul que Michel est juif; pour moi, un juif est un homme comme un autre, bon ou mauvais selon son caractère particulier,