De l'influence des passions sur le bonheur des individus et des nations. Madame de Staël
tellement qu'on pourrait alors adopter, comme praticable, l'indépendance complète, dont l'organisation des petits états est susceptible. Mais quand cette théorie métaphysique serait impossible, au moins est-il vrai que plus l'on travaille à calmer les sentiments impétueux qui agitent l'homme au dedans de lui, moins la liberté publique a besoin d'être modifiée; ce sont toujours les passions qui forcent à sacrifier de l'indépendance pour assurer l'ordre, et tous les moyens qui tendent à rendre l'empire à la raison diminuent le nombre nécessaire des sacrifices de liberté.—J'ai à peine commencé la seconde partie politique, dont je ne puis donner une idée par ce peu de mots. En m'en occupant, je vois qu'il faut longtemps pour réunir toutes les connaissances, pour faire toutes les recherches qui doivent servir de base à ce travail; mais si les accidents de la vie ou les peines du coeur bornaient le cours de ma destinée, je voudrais qu'un autre accomplît le plan que je me suis proposé. En voici quelques aperçus incomplets qui ne permettent pas de juger de l'ensemble:
Il faudrait d'abord, en analysant les gouvernements anciens et modernes, chercher dans l'histoire des nations ce qui appartient seulement à la nature de la constitution qui les dirigeait. Montesquieu, dans son sublime ouvrage Sur les Causes de la grandeur et de la décadence des Romains, a traité, tout ensemble, les causes diverses qui ont influé sur le sort de cet empire; il faudrait apprendre dans son livre et démêler dans l'histoire de tous les autres peuples, les événements qui sont la suite immédiate des constitutions, et peut-être trouverait-on que tous les événements dérivent de cette cause: les nations sont élevées par leurs gouvernements, comme les enfants par l'autorité paternelle. Et l'effet du gouvernement n'est pas incertain comme celui de l'éducation particulière, puisque, comme je l'ai déjà dit, les chances du hasard subsistent par rapport au caractère d'un homme, tandis que dans la réunion d'un certain nombre les résultats sont toujours pareils. L'organisation de la puissance publique, qui excite ou comprime l'ambition, rend telle ou telle religion plus ou moins nécessaire, tel ou tel code pénal trop indulgent ou trop sévère, telle étendue du pays dangereuse ou convenable; enfin, c'est de la manière dont les peuples conçoivent l'ordre social que dépend le destin de la race humaine sous tous les rapports. La plus grande perfectibilité dont elle puisse être susceptible, c'est d'acquérir des idées certaines sur la science politique. Si les nations étaient en paix au dehors et au dedans, les arts, les connaissances, les découvertes en divers genres feraient chaque jour de nouveaux progrès, et la philosophie ne perdrait pas en deux ans de guerre civile ce qu'elle avait acquis pendant des siècles tranquilles. Après avoir bien établi l'importance première de la nature des constitutions, il faudrait prouver leur influence par l'examen des faits caractéristiques de l'histoire des moeurs, de l'administration, de la littérature, de l'art militaire de tous les peuples. J'étudierais d'abord les pays qui, dans tous les temps, ont été gouvernés despotiquement, et motivant leurs différences apparentes, je montrerais que leur histoire, sous le rapport des causes et des effets, a toujours été parfaitement semblable; et j'expliquerais quel effet doit constamment produire sur les hommes la compression de leurs mouvements naturels par une force au dehors d'eux, et à laquelle leur raison n'a pu donner aucun genre de consentement. Dans l'examen des anarchies démagogiques ou militaires, il faut montrer aussi que ces deux causes, qui paraissent opposées, donnent des résultats pareils, parce que dans les deux états les passions politiques sont également excitées parmi les hommes par l'éloignement de toutes les craintes positives et l'activité de toutes les espérances vagues. Dans l'étude de certains états, qui, par leurs circonstances encore plus que par leur petitesse, sont dans l'impossibilité de jouer un grand rôle au dehors, et n'offrent point au dedans de place qui puisse contenter l'ambition et le génie, il faudrait observer comment l'homme tend à l'exercice de ses facultés, comment il veut agrandir l'espace en proportion de ses forces. Dans les états obscurs, les arts ne font aucun progrès, la littérature ne se perfectionne, ni par l'émulation qui excite l'éloquence, ni par la multitude des objets de comparaison, qui seule donne une idée fixe du bon goût. Les hommes privés d'occupations fortes se resserrent tous les jours plus dans le cercle des idées domestiques, et la pensée, le talent, le génie, tout ce qui semble un don de la nature, ne se développe cependant que par la combinaison des sociétés. Le même nombre d'hommes divisé, séparé, sans mobile et sans but, n'offre pas un génie supérieur, une âme ardente, un caractère énergique; tandis que dans d'autres pays, parmi les mêmes êtres, plusieurs se seraient élevés au-dessus de la classe commune, si le but avait fait naître l'intérêt, et l'intérêt l'étude et la recherche des grands moyens et des grandes pensées.
Sans s'arrêter longtemps sur les motifs de la préférence que la sagesse conseillerait peut-être de donner aux petits états comme aux destinées obscures, il est aisé de prouver que par la nature même des hommes ils tendent à sortir de cette situation, qu'ils se réunissent pour multiplier les chocs, qu'ils conquièrent pour étendre leur puissance; enfin, que voulant exciter leurs facultés, reculer en tout genre les bornes de l'esprit humain, ils appellent autour d'eux, d'un commun accord, les circonstances qui secondent ce désir et cette impulsion. Ces diverses réflexions ne pourraient avoir de prix qu'en les appuyant sur des faits, sur une connaissance détaillée de l'histoire, qui présente toujours des considérations nouvelles, quand on l'étudie avec un but déterminé, et que, guidé par l'éternelle ressemblance de l'homme avec l'homme, on recherche une même vérité à travers la diversité des lieux et des siècles. Ces différentes réflexions conduiraient enfin au principal but des débats actuels, à la manière de constituer une grande nation avec de l'ordre et de la liberté, et de réunir ainsi la splendeur des beaux-arts, des sciences et des lettres, tant vantée dans les monarchies, avec l'indépendance des républiques. Il faudrait créer un gouvernement qui donnât de l'émulation au génie, et mît un frein aux passions factieuses; un gouvernement qui pût offrir à un grand homme un but digne de lui, et décourager l'ambition de l'usurpateur; un gouvernement qui présentât, comme je l'ai dit, la seule idée parfaite de bonheur en tout genre, la réunion des contrastes. Autant le moraliste doit rejeter cet espoir, autant le législateur doit tâcher de s'en rapprocher: l'individu qui prétend pour lui-même à ce résultat est un insensé; car le sort, qui n'est pas dans sa main, déjoue de toutes les manières de telles espérances: mais les gouvernements tiennent, pour ainsi dire, la place du sort par rapport aux nations; comme ils agissent sur la masse, leurs effets et leurs moyens sont assurés. Il ne s'ensuit pas qu'il faille croire à la perfection dans l'ordre social, mais il est utile pour les législateurs de se proposer ce but, de quelque manière qu'ils conçoivent sa route. Dans cet ouvrage donc, que je ferai, ou que je voudrais qu'on fît, il faudrait mettre absolument de côté tout ce qui tient à l'esprit de parti ou aux circonstances actuelles: la superstition de la royauté, la juste horreur qu'inspirent les crimes dont nous avons été les témoins, l'enthousiasme même de la république, ce sentiment qui, dans sa pureté, est le plus élevé que l'homme puisse concevoir. Il faudrait examiner les institutions dans leur essence même, et convenir qu'il n'existe plus qu'une grande question qui divise encore les penseurs; savoir, si dans la combinaison des gouvernements mixtes, il faut, ou non, admettre l'hérédité. On est d'accord, je pense, sur l'impossibilité du despotisme, ou de l'établissement de tout pouvoir qui n'a pas pour but le bonheur de tous; on l'est aussi, sans doute, sur l'absurdité d'une constitution démagogique[2], qui bouleverserait la société au nom du peuple qui la compose. Mais les uns croient que la garantie de la liberté, le maintien de l'ordre, ne peut subsister qu'à l'aide d'une puissance héréditaire et conservatrice; les autres reconnaissent de même la vérité du principe, que l'ordre seul, c'est-à-dire, l'obéissance à la justice, assure la liberté: mais ils pensent que ce résultat peut s'obtenir sans un genre d'institutions que la nécessité seule peut faire admettre, et qui doivent être rejetées par la raison, si la raison prouve qu'elles ne servent pas mieux que les idées naturelles au bonheur de la société. C'est sur ces deux questions, il me semble, que tous les esprits devraient s'exercer: il faut les séparer absolument de ce que nous avons vu, et même de ce que nous voyons, enfin de tout ce qui appartient à la révolution; car, comme on l'a fort bien dit, il faut que cette révolution finisse par le raisonnement, et il n'y a de vaincus que les hommes persuadés. Loin donc de ceux qui ont quelque valeur personnelle toutes les dénominations d'esclaves et de factieux, de conspirateurs et d'anarchistes, prodiguées aux simples opinions: les actions doivent être soumises aux lois, mais l'univers moral