Souvenirs de la duchesse de Dino publiés par sa petite fille, la Comtesse Jean de Castellane. Dorothée de Dino
et le roi l'intéressent. Madame Royale secourt nos prisonniers français, il est interdit de parler devant elle de nos revers, et Dorothée admire «la fille de Louis XVI proscrite, le cœur déchiré par d'affreux souvenirs, cédant à la pitié envers des Français… Que l'auréole du malheur lui seyait bien! J'avais souvent l'honneur de la voir, d'abord, chez ma mère où elle ne venait jamais sans me demander, à la promenade où elle me rencontrait quelquefois, dans son intérieur où elle m'admettait avec bonté, mais plus souvent encore à dîner chez le roi».
Du roi, elle raconte la bienveillance souriante: «Il me prenait sur ses genoux, m'embrassait, me nommait, à cause de mes yeux noirs, sa petite Italienne, me questionnait sur mes études, me faisait mille grâces.» À Mittau, elle l'a vu assez souvent pour connaître «par combien d'attentions éloignées ce roi sait montrer sa faveur». En 1822, à Paris, elle a éprouvé jusqu'à quel don d'ignorer les personnes il sait pousser l'indifférence: elle laisse tomber de sa plume une goutte d'amertume, l'amertume de ceux qui se rappellent contre ceux qui oublient. «Jamais le roi ne m'a témoigné le moindre souvenir de ses anciennes bontés, lorsque je passe maintenant comme une ombre deux fois l'année devant son fauteuil.»
À Mittau, sa grande joie fut la présence de Piattoli. Il était revenu lui aussi de Pétersbourg. «J'allais souvent causer dans sa chambre et il bornait ses leçons à diriger le choix de mes lectures et à me faire rendre compte des impressions qui m'en étaient restées. D'ailleurs, que de questions, n'avais-je pas à faire sur le prince Czartoryski?» Tout ce qu'elle apprend lui plaît; même qu'il craigne de n'être pas assez jeune. Elle répond qu'elle a quinze ans et les goûts de l'âge mûr, elle empreint de gravité sa conversation et ses manières, elle «met ses soins à se vieillir», et à cette coquetterie ses jours s'écoulent délicieux.
L'été de 1807 commençait, apportant, outre la joie à une jeune fille, la paix au continent. Alexandre, après Friedland, était las de la lutte contre la France, et préparait le traité de Tilsitt. C'était, par l'amitié des deux empereurs, le concours de la France retiré à la Pologne, le sort de cette nation remis à la générosité russe, la ruine de la politique soutenue par le prince Czartoryski. Déjà il avait quitté le ministère et voulut se rapprocher de Tilsitt, non plus par l'espoir de changer, mais par la hâte de connaître ce qui se préparait. Le désir de voir la jeune princesse de Courlande le poussait aussi vers Mittau. Il y resta trois semaines, logé chez la duchesse.
«Je sentis pour la première fois de l'embarras et une extrême timidité lorsqu'en entrant, à l'heure du dîner, dans le salon de ma mère, je vis le prince, et qu'à table, ma place se trouva à côté de la sienne.» Il était sombre. Le pressentiment que trois campagnes désastreuses avaient blessé à mort la confiance d'Alexandre dans le conseiller de la guerre, et que perdre l'amitié de l'empereur était devenir inutile à la Pologne, mettait sur un visage toujours un peu triste une ombre dure, et creusait aux plis de la bouche, facilement dédaigneuse, comme des cicatrices de désenchantement. Elle comprit qu'il souffrait, que cette souffrance était noble, elle l'en admira davantage et, pour le comprendre, n'eut pas besoin qu'il parlât. Car l'étrange amoureux ne lui disait rien et se contentait de la regarder. Attiré par ce charme de jeunesse, il se défendait contre lui-même, songeait sans cesse aux deux âges si différents, «Tandis que nous étions silencieusement à nous observer et à nous deviner, le traité de Tilsitt fut rendu public, l'empereur traversa Mittau pour retourner dans la capitale, il s'arrêta chez ma mère, fut charmant pour elle et pour moi et m'aurait complètement enchanté si je ne lui avais trouvé de la froideur pour le prince Adam.» Le prince suivit son maître à Pétersbourg. La veille de son départ, il s'adressa pour la première fois à la jeune fille, et la pria avec insistance de revenir à Berlin par Varsovie.
C'était, comme les sages, dire beaucoup en peu de mots. À Varsovie habitait la mère du prince, pour laquelle il professait un culte. Elle avait une de ces volontés impérieuses qui imposent volontiers aux autres les bonheurs qu'elles ont choisis pour eux. Depuis longtemps elle élevait près d'elle, pour son fils, une jeune parente et portait in petto cette bru, un peu comme les papes les cardinaux qu'il est trop tôt pour déclarer. Le prince devinait ce désir, voulait s'y soustraire sans désobéir, et comptait sur la visite et la grâce de Dorothée pour vaincre la mère après le fils. Dorothée fut aussitôt prête au voyage, mais elle ne pouvait l'entreprendre seule, et ce n'était pas peu d'embarras que ce détour dans une région ravagée par la guerre. La duchesse ne s'en soucia point; Piattoli était de nouveau à Pétersbourg, mademoiselle Hoffmann ne se connaissait en routes que sur la carte du pays de Tendre. Dorothée dut, en décembre 1807, rentrer droit à Berlin.
Elle quittait à Mittau des infortunes royales, elle les retrouva à Memel où la famille de Prusse attendait le bon plaisir de Napoléon. Celles-ci lui étaient plus chères. Elle passa un jour dans cette ville auprès de sa marraine, la princesse Louise, «nous pleurâmes ensemble sur son frère et sur les malheurs de la patrie». Elle pleura aussi avec la reine: dans un long portrait elle juge la femme malheureuse avec le plus respectueux enthousiasme et la femme belle avec l'exacte justice qui, rendue par une jolie femme, est encore de l'affection.
«Le jour où je la vis, hélas! pour la dernière fois à Memel, elle avait une robe très simple de mousseline blanche et portait à son cou un rang de perles. Je les admirais.—Oui, me dit-elle, je me suis permis de les conserver. Les perles, en Allemagne, signifient des larmes, elles peuvent me servir de parure.»
Puis la tristesse de la route se prolonge à travers un pays naguère peuplé et riche, où maintenant règne la dévastation. «Des villages entiers étaient déserts, d'autres réduits en cendres, les petites croix des cimetières semblaient plus pressées; la disette et une horrible épidémie régnaient dans ces malheureuses contrées; les hommes, les animaux mouraient avec une rapidité effrayante.» C'est la grande misère au pays de Prusse. Les désastres que la jeune fille contemple lui annoncent ceux qu'elle ignore: elle est en Prusse une grande propriétaire, que reste-t-il de ses domaines? Elle arrive à Berlin: dans son palais, elle est réduite à «une mauvaise chambre au fond d'une seconde cour»; c'est à grand'peine qu'elle obtient deux pièces pour elle, pour la duchesse deux, et de celles qu'en d'autres temps occupaient les femmes de service. Elle souffre avec une sensibilité exaspérée les calamités générales qui lui apportent des épreuves personnelles, et chacune de ses douleurs accroît son aversion contre les Français auteurs de tous ces maux. Elle se vêt de noir, évite les rapports avec le vainqueur, entr'ouvre sa porte aux plus Allemands de ses anciens familiers, à ceux qui pleurent leur défaite et ne l'acceptent pas. La duchesse arrive quelques semaines après sa fille, et dans des sentiments tout contraires. Ses intérêts, presque tous en Russie, sont en sûreté, l'alliance d'Alexandre avec Napoléon comble les vœux d'une femme attachée à l'un par une tendre reconnaissance, à l'autre par un enthousiasme croissant. Elle fraye avec la société française.
Ainsi passèrent les premiers mois de 1808. Dorothée aurait cette année quinze ans. On s'avisa que l'on avait oublié, parmi tant d'affaires, la première communion. Cette cérémonie, en Allemagne, précède l'entrée d'une jeune fille dans le monde. Mademoiselle Hoffmann était trop attachée aux pratiques de la bonne société pour ne pas mettre son élève en règle avec les usages. La tristesse nationale, qui suspendait les distractions, permit de trouver, sans trop de regrets, les heures préparatoires à la cérémonie. Un pasteur vint, par leçons de deux heures, deux fois par semaine, durant trois mois, apprendre à la jeune fille qu'elle était chrétienne. Ce fut à peu près cinquante heures, l'étendue de deux jours: il n'est pas d'art d'agrément qui n'exige plus d'apprentissage. Même à une fille qui avait appris à lire en une semaine, le pasteur n'avait pas le temps d'exposer la religion. Quelques lectures de l'Ancien et du Nouveau Testament et, sans aucun examen des dogmes par où les Églises diffèrent, un abrégé des doctrines morales «qui auraient pu convenir également à un calviniste, à un catholique et à un grec» remplissent ce peu d'heures. Et ce peu fut assez pour entr'ouvrir à la jeune conscience un infini où se perdaient sa petite existence, les avantages dont elle était fière et les bonheurs qui l'avaient occupée jusque-là. Elle se trouva assez pénétrée par ce premier rayon d'une lumière nouvelle pour que le pasteur changeât quelque chose au rite ordinaire des cérémonies. Dans le culte