La Princesse De Clèves par Mme de La Fayette. Madame de la Fayette

La Princesse De Clèves par Mme de La Fayette - Madame de la Fayette


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ne sauriez douter, reprit-elle, que je n'aie de la joie de vous voir, et je rougis si souvent en vous voyant, que vous ne sauriez douter aussi que votre vue ne me donne du trouble."

      "Je ne me trompe pas à votre rougeur, répondit-il: c'est un sentiment de modestie, et non pas un mouvement de votre cœur, et je n'en tire que l'avantage que j'en dois tirer."

      Mademoiselle de Chartres ne savoit que répondre, et ces distinctions étoient au dessus de ses connoissances. Monsieur de Clèves ne voyoit que trop combien elle étoit éloignée d'avoir pour lui des sentiments qui le pouvoient satisfaire, puisqu'il lui paroissoit même qu'elle ne les entendoit pas.

      Ce mariage s'acheva; la cérémonie s'en fit au Louvre[1]; et le soir le Roi et les Reines vinrent souper chez Madame de Chartres avec toute la Cour, où ils furent reçus avec une magnificence admirable.

      Monsieur de Clèves ne trouva pas que Mademoiselle de Chartres eût changé de sentiment en changeant de nom. La qualité de mari lui donna de plus grands privilèges, mais elle ne lui donna pas une autre place dans le cœur de sa femme. Cela fit aussi que, pour être son mari, il ne laissa pas d'être son amant, parce qu'il avoit toujours quelque chose à souhaiter au delà de sa possession; et quoiqu'elle vécût parfaitement bien avec lui, il n'étoit pas entièrement heureux. Il conservoit pour elle une passion violente et inquiète qui troubloit sa joie. La jalousie n'avoit point de part à ce trouble; jamais mari n'a été si loin d'en prendre, et jamais femme n'a été si loin d'en donner. Elle étoit néanmoins exposée au milieu de la Cour; elle alloit tous les jours chez les Reines et chez Madame. Tout ce qu'il y avoit d'hommes jeunes et galants la voyoient chez elle et chez le duc de Nevers,[1] son beau-frère, dont la maison étoit ouverte à tout le monde; mais elle avoit un air qui inspiroit un grand respect et qui paraissoit éloigné de la galanterie.

      La duchesse de Lorraine, en travaillant à la paix, avoit aussi travaillé pour le mariage du duc de Lorraine,[2] son fils; il avoit été conclu avec Madame Claude de France, seconde fille du Roi. Les noces en furent résolues pour le mois de février.

      Cependant le duc de Nemours étoit demeuré à Bruxelles, entièrement rempli et occupé de ses desseins pour l'Angleterre. Il en recevoit ou y envoyoit continuellement des courriers. Ses espérances augmentoient tous les jours, et enfin Lignerolles lui manda qu'il étoit temps que sa présence vînt achever ce qui étoit si bien commencé. Il reçut cette nouvelle avec toute la joie que peut avoir un jeune homme ambitieux, qui se voit porté au trône par sa seule réputation. Son esprit s'étoit insensiblement accoutumé à la grandeur de cette fortune, et, au lieu qu'il l'avoit rejetée d'abord comme une chose où il ne pouvoit parvenir, les difficultés s'étoient effacées de son imagination, et il ne voyoit plus d'obstacles.

      Il envoya en diligence à Paris donner tous les ordres nécessaires pour faire un équipage magnifique, afin de paroître en Angleterre avec un éclat proportionné au dessein qui l'y conduisoit, et il se hâta lui-même de venir à la Cour pour assister au mariage de Monsieur de Lorraine.

      Il arriva la veille des fiançailles, et, dès le même soir qu'il fut arrivé, il alla rendre compte au Roi de l'état de son dessein, et recevoir ses ordres et ses conseils pour ce qui lui restoit à faire. Il alla ensuite chez les Reines. Madame de Clèves n'y étoit pas, de sorte qu'elle ne le vit point, et ne sut pas même qu'il fût arrivé. Elle avoit ouï parler de ce prince à tout le monde comme de ce qu'il y avoit de mieux fait et de plus agréable à la Cour; et surtout Madame la Dauphine le lui avoit dépeint d'une sorte et lui en avoit parlé tant de fois, qu'elle lui avoit donné de la curiosité et même de l'impatience de le voir.

      Elle passa tout le jour des fiançailles chez elle à se parer, pour se trouver le soir au bal et au festin royal qui se faisoit au Louvre. Lorsqu'elle arriva, l'on admira sa beauté et sa parure. Le bal commença, et comme elle dansoit avec Monsieur de Guise, il se fit un assez grand bruit vers la porte de la salle, comme de quelqu'un qui entroit et à qui on faisoit place. Madame de Clèves acheva de danser, et, pendant qu'elle cherchoit des yeux quelqu'un qu'elle avoit dessein de prendre, le Roi lui cria de prendre celui qui arrivoit. Elle se tourna, et vit un homme qu'elle crut d'abord ne pouvoir être que Monsieur de Nemours, qui passoit par dessus quelque siége pour arriver où l'on dansoit. Ce prince étoit fait d'une sorte qu'il étoit difficile de n'être pas surprise de le voir quand on ne l'avoit jamais vu, surtout ce soir-là, où le soin qu'il avoit pris de se parer augmentoit encore l'air brillant qui étoit dans sa personne. Mais il étoit difficile aussi de voir Madame de Clèves pour la première fois sans avoir un grand étonnement.

      Monsieur de Nemours fut tellement surpris de sa beauté, que, lorsqu'il fut proche d'elle et qu'elle lui fit la révérence, il ne put s'empêcher de donner des marques de son admiration. Quand ils commencèrent à danser, il s'éleva dans la salle un murmure de louanges. Le Roi et les Reines se souvinrent qu'ils ne s'étoient jamais vus, et trouvèrent quelque chose de singulier de les voir danser ensemble sans se connaître. Ils les appelèrent quand ils eurent fini, sans leur donner le loisir de parler à personne, et leur demandèrent s'ils n'avoient pas envie de savoir qui ils étoient, et s'ils ne s'en doutoient point.

      "Pour moi, Madame, dit Monsieur de Nemours, je n'ai pas d'incertitude; mais, comme Madame de Clèves n'a pas les mêmes raisons pour deviner qui je suis que celles que j'ai pour la reconnoître, je voudrois bien que Votre Majesté eût la bonté de lui apprendre mon nom."

      "Je crois, dit Madame la Dauphine, qu'elle le sait aussi bien que vous savez le sien."

      "Je vous assure, Madame, reprit Madame de Clèves, qui paroissoit un peu embarrassée, que je ne devine pas si bien que vous pensez."

      "Vous devinez fort bien, répondit Madame la Dauphine, et il y a même quelque chose d'obligeant pour Monsieur de Nemours à ne vouloir pas avouer que vous le connaissez sans l'avoir jamais vu."

      La Reine les interrompit pour faire continuer le bal. Monsieur de Nemours prit la Reine Dauphine. Cette princesse étoit d'une parfaite beauté et avoit paru telle aux yeux de Monsieur de Nemours avant qu'il allât en Flandre; mais de tout le soir il ne put admirer que Madame de Clèves.

      Le chevalier de Guise, qui l'adorait toujours, étoit à ses pieds, et ce qui se venoit de passer lui avoit donné une douleur sensible. Il prit comme un présage que la fortune destinoit Monsieur de Nemours à être amoureux de Madame de Clèves; et, soit qu'en effet il eût paru quelque trouble sur son visage, ou que la jalousie fît voir au chevalier de Guise au delà de la vérité, il crut qu'elle avoit été touchée de la vue de ce prince, et il ne put s'empêcher de lui dire que Monsieur de Nemours étoit bien heureux de commencer à être connu d'elle par une aventure qui avoit quelque chose de galant et d'extraordinaire.

      Madame de Clèves revint chez elle l'esprit si rempli de ce qui s'étoit passé au bal, que, quoiqu'il fût fort tard, elle alla dans la chambre de sa mère pour lui en rendre compte, et elle lui loua Monsieur de Nemours avec un certain air qui donna à Madame de Chartres la même pensée qu'avoit eue le chevalier de Guise.

      Le lendemain, la cérémonie des noces se fit. Madame de Clèves y vit le duc de Nemours avec une mine et une grâce si admirables, qu'elle en fut encore plus surprise.

      Les jours suivants, elle le vit chez la Reine Dauphine; elle le vit jouer à la paume avec le Roi, elle le vit courre la bague,[1] elle l'entendit parler; mais elle le vit toujours surpasser de si loin tous les autres et se rendre tellement maître de la conversation dans tous les lieux où il étoit, par l'air de sa personne et par l'agrément de son esprit, qu'il fit en peu de temps une grande impression dans son cœur.

      Il est vrai aussi que, comme Monsieur de Nemours sentoit pour elle une inclination violente qui lui donnoit cette douceur et cet enjouement qu'inspirent les premiers désirs de plaire, il étoit encore plus aimable qu'il n'avoit accoutumé de l'être; de sorte que, se voyant souvent, se voyant l'un et l'autre ce qu'il y avoit de plus parfait à la Cour, il étoit difficile qu'ils ne se plussent infiniment.

      La passion de Monsieur de Nemours pour Madame de Clèves fut d'abord si violente, qu'elle lui ôta le goût et même le souvenir de toutes les personnes qu'il avoit aimées, et avec qui il avoit conservé des commerces pendant


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