Sixtine: roman de la vie cérébrale. Remy de Gourmont

Sixtine: roman de la vie cérébrale - Remy de Gourmont


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qui se peut dénommer égoïsme transcendant, ma vie a marché d'un pas relativement léger. De toutes les douleurs que ma volonté n'a pu secouer, la plus lourde est ma solitude même. Je ne sais, ne m'étant jamais livré à ses tromperies, si l'espérance n'est autre chose qu'un sanglant éperon, éperonnant l'homme vers un néant futur, je ne sais si la blessure avivée sans relâche et la vue du sang répandu ne sont pas de puissants excitants nécessaires au fonctionnement du mécanisme humain, je ne les ai jamais ressentis. Je ne crois qu'à l'écurie finale, mais sans y aspirer; la vie ne me déplaît pas encore assez: sans cela, n'ayant point de principes philosophiques à faire converger vers une pratique possible, je serais conséquent avec mon dégoût et lui donnerais sa sanction. Comme Crantor, je mourrai «sans m'étonner»; si mes organes sont encore satisfaisants quand la mort viendra, peut-être avec regret. Quant à la survie, je n'ai point, touchant ce point, de données aussi tranquillisantes que le placier de Dreux: pour le moment, vraiment suprême, de la décomposition corporelle, le délicieux Inconscient nous réserve peut-être quelques-uns de ses bons tours? Cette crainte relative me vient sans doute de ma jeunesse chrétienne, et ni l'une ni l'autre je ne les répudie: le catholicisme est une aristocratie. Comment cette positive religion peut-elle s'allier en moi avec l'idéalisme subjectif, je ne sais: c'est un amalgame obscur, comme toutes les hérésies. La théologie me procura toujours les plus agréables lectures: on peut d'Augustin aller à Claudien Mamert: les joies n'y sont pas moindres pour la curiosité. Comme j'aurais aimé être évêque et en une moins moderne Rome, cardinal! Si je m'appesantissais sur ce bien stérile désir, une sensation me prendrait à la gorge, de vie manquée, sensation vulgaire que mon orgueil repousse avec mépris. Et puis, ne les ai-je pas, à mon gré, goûtés, les mystiques bonheurs et les célestes angoisses de l'épiscopat? N'ai-je point revêtu la robe violette relevée sur les bas pourpres ou traînante sur les marches de l'autel? N'ai-je point gravi, mitre en tête, les degrés de la chaise présidiale? De quoi donc me servirait la réalité, quand j'ai le rêve et la faculté de me protéiser, de posséder successivement toutes les formes de la vie, tous les états d'âme où l'homme se diversifie?

      Surdon.—Des plumes frisées surgissent à la vitre, plongent. A me voir seul la voyageuse hésite, mais le sifflet a stridé, un employé la pousse. Elle me fait vis-à-vis, tombée là, un peu essoufflée, inquiète, mais non rougissante. L'hésitation venait de la crainte de paraître avoir exprès choisi le compartiment d'un homme seul. Par des phrases très polies, je la rassure, mais à moitié seulement, et bien certain que tel bon proverbe l'amusera et la piquera je termine par: «L'occasion fait le larron.» En province les proverbes, cette archéologie grammaticale, sont encore monnaie courante de conversation: cela permet de ne rien dire du tout en ayant l'air de dire beaucoup. Elle me sait gré de mon adage et se plaint de l'habituelle grossièreté des hommes. Je lui réponds: «C'est que les femmes ont toujours envie de ce qu'on ne leur offre pas et méprisent ce qu'on leur offre. Un homme délicat, par d'indéfinissables gestes, laisse deviner sa fantaisie, ne fait un mouvement décisif qu'au moment précis où il la sent partagée.» Elle sourit: «Comment sent-on cela?» Je reprends: «Les acquiescements sont divers, mais il y a un spécial battement de paupières, très lent, auquel la méprise est difficile.» Elle me regarde avec étonnement. C'est une très honnête femme, amusée à cette scabreuse controverse, mais sans expérience. Sa jeunesse et la roseur de son teint disent un mariage récent, peu de maternité: curieuse candide, ayant devant elle, pour apprendre le secret, une éternité de dix années. D'ailleurs jolie et pleine de distinction, ce moderne nom de la grâce; entre brune et blonde; des yeux clairs assez grands, le bas du visage sans brutalité. De Surdon à Argentan, le trajet est de seize minutes; nos quelques demandes et nos quelques répliques les avaient épuisées. Le frein mord, nous nous traînons. Avant que j'aie pu prévoir le geste, elle ouvre la portière, jusqu'à l'arrêt la retient, et me voilà bien surpris de recevoir, en même temps, un salut équivoque et un regard d'une surprenante intensité.

      Est-ce l'invitation de courir après elle? Je le crois et je cours, mais je ne l'ai pas retrouvée. J'avais, rapidement, rassemblé mon léger bagage manuel, valise, couverture, pardessus, etc., je ne suis donc pas contraint de retourner vers mon wagon et je sors de la gare, en quête de la voiture aux armes de la comtesse Aubry. Elle m'attend et Dieu merci je suis le seul attendu, ce jour: je ferai la route tête à tête avec mon désappointement; une heure, me dit le cocher, j'ai une heure pour me morigéner de tant d'émotion inutile. Nous partons: voici l'Orne, les deux ponts voisins et le long du fleuve encaissé de murailles, une amusante maison à balustrades et à balcons sur l'eau; un marchand de parapluies à l'enseigne d'un très beau parasol rouge de chanteur ambulant; nulle voiture dans les rues paisibles et celle-ci amène aux portes des hommes, des femmes, pas d'enfants: la cage sans oiseaux, la maison sans enfants: c'était une prophétie. L'école, le lycée, la caserne, le bureau, l'atelier: la Révolution française a perfectionné l'esclavage, il est unanime. Une église à demi gothique, quelques vieux pignons et des façades moins égalitaires me distraient; mais, malgré la montée, nous passons vite; puis le maigre faubourg, la route plate, l'étendue d'herbe unie et grise, des carrières et des roues, quelques peupliers.

       Table des matières

      «In carne enim ambulantes non secundum carnem militamus.»

      SAINT-PAUL, Cor. II, 10, 3.

      Entragues n'écrivait que le matin, prolongeait souvent ses matinées jusque dans les après-midi. Quand il ne se sentait pas assez de lucidité pour la logique de la prose, il s'amusait: la poésie, simple musique qui n'admet ni la passion ni l'analyse, se destine seulement à suggérer de vagues sentiments et de confuses sensations; une demi-conscience lui suffit. A l'imitation de l'admirable poète saint Notker, il composait d'obscures séquences pleines d'allitérations et d'assonnances intérieures. Aujourd'hui, Walt Whitman, avec son intuitif génie, restaurait sans le savoir, cette forme perdue de la poésie: Entragues, à certaines heures, s'y délectait. Cette littérature des environs du dixième siècle, ordinairement jugée la puérile distraction de moines barbares, lui semblait au contraire pleine d'une ingénue verdeur et d'un ingénieux raffinement. Notker le charmait encore par l'audace sanguine de ses métaphores, le charmait et le terrifiait en le jetant à genoux devant ce Dieu pour lequel la prière est un holocauste sanglant, et qui exige, comme un égorgement d'agneaux, «des louanges immolées».

      Il se plaisait aussi à une courte et délicate séquence de Godeschalk, où sainte Marie-Madeleine «enveloppe de baisers» les pieds de Jésus «que de ses larmes elle a lavés». Un moine du onzième siècle avait écrit un ouvrage intitulé: Le Rien dans les Ténèbres; Entragues ne put jamais en trouver d'autre trace que la mention du titre: c'était un des livres inconnus qu'il aurait voulu lire.

      Mis à part deux ou trois contempleurs de la vie actuelle, un strict logicien de la critique, un rêveur extrême et absolu, un extraordinaire fondeur de phrases et tailleur d'images, quelques poètes modernes, il n'ouvrait plus guère que de vétustes théologies et des dictionnaires: il avait la manie des lexiques, outils qui lui paraissaient, en général, plus intéressants que les œuvres, employait à collecter de tels instruments, souvent bien inutiles, des heures de flânerie. Ainsi se termina la première journée de son retour.

      Le lendemain, après une nuit, où il avait revécu quelques-unes des minutes les plus caractéristiques passées avec Sixtine au château de Rabodanges, Hubert eut le soupçon que sa vie allait changer d'orientation, qu'une crise inévitable le menaçait. C'était une occasion propice au recueillement. Dans quelques semaines peut-être,—oh! seulement peut-être!—son moi aurait-il subi de sensibles modifications: il fallait, pour plus tard s'en rendre compte, noter les traits dominants de son état d'esprit actuel, procéder à un sommaire examen de conscience. Son carnet de voyage contenant déjà quelques remarques assez précises sur ce sujet, il se borna à les compléter par les indications suivantes:

      «J'ai honte de l'avouer, tant cette maladie est banale: je m'ennuie. J'ai des réveils déchirants. Je ne crois à rien et je ne m'aime pas. Mon métier est


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