Gunnar et Nial scènes et moeurs de la vieille Islande. Anonyme
gaillard que nous avons hébergé hier soir?»
Quelqu'un répondit qu'il avait vu reluire sous sa manche un joyau et un morceau d'étoffe rouge, et que l'homme, en outre, portait au doigt un anneau d'or.
«En ce cas, s'écria Hogi, l'ours de mon rêve, c'était le génie tutélaire de Gunnar de Lidarende[12]... Vite, en route pour la Rutstad! nous n'avons pas un instant à perdre.»
Une fois là-bas, on éveilla Rut.
«As-tu des hôtes? lui demanda son frère.
—Oui, Hédin, le marchand du fiord des Îles.
—Non pas, mais un homme d'une tout autre trempe, Gunnar, fils d'Hamund.
—Alors il m'a vaincu de ruse, et me voilà pris.
—Comment cela?»
Rut raconta ce qui s'était passé.
«Ce n'est pas là une idée de Gunnar seul, observa Hogi; Nial de Bergtorsvol lui avait fait certainement la leçon.»
On chercha partout Hédin le marchand; il avait disparu.
On rassembla du monde, et pendant trois jours on battit le pays sans rien découvrir.
Le temps de l'alting venu, les deux parties se présentèrent en justice. Gunnar, assisté de Nial et de ses témoins, introduisit sa plainte suivant la procédure en usage; mais, au lieu de la suivre par les voies de droit, il fit à Rut ce que celui-ci avait fait à Mord; il lui posa cette alternative: rendre la dot, ou accepter le combat singulier. Pour la première fois de sa vie, le frère d'Hogi recula. Plutôt que de se mesurer corps à corps avec le terrible champion de Lidarende, il aima mieux se dessaisir de la dot, qui retourna ainsi aux mains de la cousine de Gunnar.
CHAPITRE IV
halvard le rouge chez gunnar
Dans l'automne de cette même année, trois navires arrivant de Norwège atterrirent à la côte sud-ouest de l'Islande, non loin de Lidarende. Leurs coques ventrues logeaient toutes sortes de marchandises, tonnes d'hydromel et draps d'Angleterre, ambre de Livonie, anneaux d'or et d'argent de Garderige (Russie), hanaps et cornes, sans parler d'une provision de ces calendriers Scandinaves que l'on désignait sous le nom de runes.
Dès que les bâtiments eurent jeté leur passerelle (bryggia), les denrées, la plupart de prix, et d'une provenance plus ou moins suspecte, furent apportées en tas au rivage; puis on établit près du fiord des espèces de hangars surmontés de tentes, et sur la place même, comme c'était la coutume, le marché s'ouvrit.
Or le patron de la flottille était un nommé Halvard le Rouge, vieux marin à la peau tannée par les tempêtes et au visage couturé de cicatrices. Le marchand se doublait en lui d'un viking, et, pour dire la vérité vraie, ce n'étaient que ses profits de viking qui lui permettaient de faire le négoce. Longtemps feu Hamund, le père de Gunnar, avait navigué en sa compagnie, et, après que ledit Hamund s'en fut allé dans le Walhalla, dont ses exploits lui ouvraient d'avance la grande porte, se reposer de ses laborieuses pirateries, Halvard le Rouge avait continué d'écumer consciencieusement l'Océan.
Gunnar lui-même avait fait, tout jeune, un voyage en Norwège avec son père, et il y avait vu ce viking, dont la taille gigantesque, le crâne de bison et la rousse chevelure n'étaient jamais sortis de sa mémoire. Aussi, bien que depuis lors il se fût écoulé une vingtaine d'années, n'eut-il aucune peine à le reconnaître quand celui-ci vint, suivant l'habitude, demander l'hospitalité à son bœr, qui se trouvait le plus proche du fiord où avait abordé la flottille. Suivant la coutume également, la saison étant avancée, il invita Halvard le Rouge à passer la nuit d'hiver sous son toit.
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Bonne aubaine, s'il en fut jamais, pour les gens du logis et des environs, voire même pour ceux des districts éloignés, que la présence d'un marin de cette encolure et de cette sorte, qui avait couru toutes les mers du Nord et qui était un vrai sac à nouvelles[13]!
C'était aussi un sac à boisson d'une capacité fantastique. Des tonnes entières d'hydromel et de bière paraissaient impuissantes à le remplir, comme si, au fur et à mesure qu'on les y versait, la blonde liqueur et le nectar piquant s'échappassent par quelque fissure invisible. Et quand on demandait à Halvard ce qu'il avait vu de plus singulier dans ses incessantes pérégrinations:
«Le plus singulier, répondait-il, c'est ce que j'ai vu quand je suis allé à Byzance[14], la ville des villes, où règne le grand empereur d'Orient. Figurez-vous que dans ce pays, où il y a tout le long de l'année un soleil qui eût, pour sûr, contraint le dieu Odin, si d'aventure il y eût fait un tour, à rabattre les bords toujours retroussés du vaste chapeau avec lequel il errait par ce monde du milieu afin de pénétrer les voies des humains, figurez-vous, dis-je, que là-bas je me suis trouvé avec des hommes qui étaient d'aussi bons archers que nous autres, et qui cependant ne buvaient que de l'eau. Jamais de vin, jamais d'hydromel, jamais de bière, rien que de l'eau pure comme les bêtes. Ils prétendent que c'est une loi du prophète auquel ils croient... En quoi d'ailleurs ils sont imités par ces moines que l'empereur d'Allemagne, Othon, nous envoie en Danemark et en Norwège pour nous convertir au dieu blanc des chrétiens[15]. Ceux-là, il est vrai, ne se battent pas; ils passent tout leur temps à prier, à égrener ce qu'ils nomment leurs chapelets et à marmotter des refrains monotones. Grand bien leur fasse! Pour moi, je tiens qu'un homme véritable n'est ni un poisson ni un moine, et que si d'aventure une goutte d'eau, que ce soit de l'eau de rivière ou de l'eau de mer, lui pénètre par surprise dans la gorge, il doit la recracher aussitôt.»
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«Mais qu'est-ce donc que ces moines et ces prêtres qui font tant de bruit dans les pays de l'Est[16]? demanda un jour Gunnar à son hôte. Jusqu'ici ils ne sont jamais venus en Islande, et tout porte à croire qu'ils n'y viendront pas.
—Ils y viendront, sois-en sûr, fils de mon frère d'armes. Ne vont-ils pas, à ce qu'on prétend, jusque dans le pays des hommes bleus?
—Des hommes bleus?
—Oui, des hommes bleus[17], comme j'en ai vu, moi aussi, en Orient, auprès du grand empereur de Byzance...; des gaillards qui ont de la laine emmêlée pour cheveux et le nez tout écrasé sur la face. Avec cela, souples et musclés à ne pas y croire!
—Voilà, en effet, de merveilleuses choses, frère d'armes de mon père, et j'aimerais à voir cela de mes yeux. Pour moi pourtant le plus beau pays c'est l'Islande.
—Bon, bon, fils d'Hamund; il ne tient néanmoins qu'à toi, le renouveau venu, de me suivre aussi loin ou aussi peu loin que tu voudras par les replis du vieux fleuve Ifing[18]; mais il faut absolument que je t'emmène quelque part avec moi. Je sais ce que je sais, que l'Islande n'est pas la Norwège, que la Norwège n'est pas le Danemark, que la jaune mer de l'Est[19] n'est pas le Belt aux eaux bleues, et que les bois de hêtres du Sleswig et de la Scanie[20] ne ressemblent pas aux forêts de sapins wendes. Je sais aussi qu'on trouve l'ambre sur les rives du Samland[21], et que Bornholm[22] n'est pas en terre ferme... Si l'Islande est le plus beau pays, tu y reviendras, et, comme ton père Hamund s'est marié, tu te marieras à ton tour, à seule fin que la lignée ne s'éteigne pas. Pour moi, je remercie tous les dieux passés, présents et futurs, Odin, Balder[23], et la déesse Frigg aussi bien que le dieu blanc des papas[24], de ce qu'aucune femme n'a eu jamais l'idée de m'épouser, ni moi celle d'épouser aucune femme. Tu feras, te dis-je, ce que tu voudras; mais mon avis est que tout le mal ici-bas vient des femmes. Nul ne sait ce que c'est que la haine jusqu'à ce qu'il ait une femme pour ennemie. Puisses-tu n'en pas faire l'expérience! Quant à vouloir tenter de rendre bon ce qui est mauvais, autant essayer de changer le fiel en miel, ou de boire l'Océan dans une corne, ou d'aller à pied d'ici à Drontheim. Je puis quelque jour périr dans