Aziyadé. Pierre Loti

Aziyadé - Pierre Loti


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tout est possible!—et puis il s'était couvert la figure de ses bras, et restait là, terrifié de lui-même, immobile et tremblant …

      Mais, depuis cet instant étrange, il est à mon service corps et âme; il joue chaque soir sa liberté et sa vie en entrant dans la maison qu'Aziyadé habite; il traverse, dans l'obscurité, pour aller la chercher, ce cimetière rempli pour lui de visions et de terreurs mortelles; il rame jusqu'au matin dans sa barque pour veiller sur la nôtre, ou bien m'attend toute la nuit, couché pêle-mêle avec cinquante vagabonds, sur la cinquième dalle de pierre du quai de Salonique. Sa personnalité est comme absorbée dans la mienne, et je le trouve partout dans mon ombre, quels que soient le lieu et le costume que j'aie choisis, prêt à défendre ma vie au risque de la sienne.

       Table des matières

      LOTI A PLUMKETT, LIEUTENANT DE MARINE

      Salonique, mai 1876.

      Mon cher Plumkett,

      Vous pouvez me raconter, sans m'ennuyer jamais, toutes les choses tristes ou saugrenues, ou même gaies, qui vous passeront par la tête; comme vous êtes classé pour moi en dehors du " vil troupeau ", je lirai toujours avec plaisir ce que vous m'écrirez.

      Votre lettre m'a été remise sur la fin d'un dîner au vin d'Espagne, et je me souviens qu'elle m'a un peu, à première vue, abasourdi par son ensemble original. Vous êtes en effet " un drôle de type ", mais cela, je le savais déjà. Vous êtes aussi un garçon d'esprit, ce qui était connu. Mais ce n'est point là seulement ce que j'ai démêlé dans votre longue lettre, je vous l'assure.

      J'ai vu que vous avez dû beaucoup souffrir, et c'est là un point de commun entre nous deux. Moi aussi, il y a dix longues années que j'ai été lancé dans la vie, à Londres, livré à moi-même à seize ans; j'ai goûté un peu toutes les jouissances; mais je ne crois pas non plus qu'aucun genre de douleur m'ait été épargné. Je me trouve fort vieux, malgré mon extrême jeunesse physique, que j'entretiens par l'escrime et l'acrobatie.

      Les confidences d'ailleurs ne servent à rien; il suffit que vous ayez souffert pour qu'il y ait sympathie entre nous.

      Je vois aussi que j'ai été assez heureux pour vous inspirer quelque affection; je vous en remercie. Nous aurons, si vous voulez bien, ce que vous appelez une amitié intellectuelle, et nos relations nous aideront à passer le temps maussade de la vie.

      À la quatrième page de votre papier, votre main courait un peu vite sans doute, quand vous avez écrit: " une affection et un dévouement illimités. " Si vous avez pensé cela, vous voyez bien, mon cher ami, qu'il y a encore chez vous de la jeunesse et de la fraîcheur, et que tout n'est pas perdu. Ces belles amitiés-là, à la vie, à la mort, personne plus que moi n'en a éprouvé tout le charme; mais, voyez-vous, on les a à dix-huit ans; à vingt-cinq, elles sont finies, et on n'a plus de dévouement que pour soi-même. C'est désolant, ce que je vous dis là, mais c'est terriblement vrai.

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      Salonique, juin 1876.

      C'était un bonheur de faire à Salonique ces corvées matinales qui vous mettaient à terre avant le lever du soleil. L'air était si léger, la fraîcheur si délicieuse, qu'on n'avait aucune peine à vivre; on était comme pénétré de bien-être. Quelques Turcs commençaient à circuler, vêtus de robes rouges, vertes ou orange, sous les rues voûtées des bazars, à peine éclairées encore d'une demi-lueur transparente.

      L'ingénieur Thompson jouait auprès de moi le rôle du confident d'opéra-comique, et nous avons bien couru ensemble par les vieilles rues de cette ville, aux heures les plus prohibées et dans les tenues les moins réglementaires.

      Le soir, c'était pour les yeux un enchantement d'un autre genre: tout était rose ou doré. L'Olympe avait des teintes de braise ou de métal en fusion, et se réfléchissait dans une mer unie comme une glace. Aucune vapeur dans l'air: il semblait qu'il n'y avait plus d'atmosphère et que les montagnes se découpaient dans le vide, tant leurs arêtes les plus lointaines étaient nettes et décidées.

      Nous étions souvent assis le soir sur les quais où se portait la foule, devant cette baie tranquille. Les orgues de Barbarie d'Orient y jouaient leurs airs bizarres, accompagnés de clochettes et de chapeaux chinois; les cafedjis encombraient la voie publique de leurs petites tables toujours garnies, et ne suffisaient plus à servir les narguilhés, les skiros, le lokoum et le raki.

      Samuel était heureux et fier quand nous l'invitions à notre table. Il rôdait alentour, pour me transmettre par signes convenus quelque rendez-vous d'Aziyadé, et je tremblais d'impatience en songeant à la nuit qui allait venir.

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      Salonique, juillet 1876.

      Aziyadé avait dit à Samuel qu'il resterait cette nuit-là auprès de nous. Je la regardais faire avec étonnement: elle m'avait prié de m'asseoir entre elle et lui, et commençait à lui parler en langue turque.

      C'était un entretien qu'elle voulait, le premier entre nous deux, et Samuel devait servir d'interprète; depuis un mois, liés par l'ivresse des sens, sans avoir pu échanger même une pensée, nous étions restés jusqu'à cette nuit étrangers l'un à l'autre et inconnus.

      —Où es-tu né? Où as-tu vécu? Quel âge as-tu? As-tu une mère? Crois-tu en Dieu? Es-tu allé dans le pays des hommes noirs? As-tu eu beaucoup de maîtresses? Es-tu un seigneur dans ton pays?

      Elle, elle était une petite fille circassienne venue à Constantinople avec une autre petite de son âge; un marchand l'avait vendue à un vieux Turc qui l'avait élevée pour la donner à son fils; le fils était mort, le vieux Turc aussi; elle, qui avait seize ans, était extrêmement belle; alors, elle avait été prise par cet homme, qui l'avait remarquée à Stamboul et ramenée dans sa maison de Salonique.

      —Elle dit, traduisait Samuel, que son Dieu n'est pas le même que le tien, et qu'elle n'est pas bien sûre, d'après le Koran, que les femmes aient une âme comme les hommes; elle pense que, quand tu seras parti, vous ne vous verrez jamais, même après que vous serez morts, et c'est pour cela qu'elle pleure. Maintenant, dit Samuel en riant, elle demande si tu veux te jeter dans la mer avec elle tout de suite; et vous vous laisserez couler au fond en vous tenant serrés tous les deux … Et moi, ensuite, je ramènerai la barque, et je dirai que je ne vous ai pas vus.

      —Moi, dis-je, je le veux bien, pourvu qu'elle ne pleure plus; partons tout de suite, ce sera fini après.

      Aziyadé comprit, elle passa ses bras en tremblant autour de mon cou; et nous nous penchâmes tous deux sur l'eau.

      —Ne faites pas cela, cria Samuel, qui eut peur, en nous retenant tous deux avec une poigne de fer. Vilain baiser que vous vous donneriez là. En se noyant, on se mord et on fait une horrible grimace.

      Cela était dit en sabir avec une crudité sauvage que le français ne peut pas traduire.

      ………………

      Il était l'heure pour Aziyadé de repartir, et, l'instant d'après, elle nous quitta.

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      PLUMKETT


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