Le Général Dourakine. Comtesse de Ségur
Il s'empressa d'exécuter les ordres du général, et avec toute l'intelligence russe il organisa si bien le repas et le coucher des Dérigny, qu'ils se trouvèrent mieux pourvus que leur maître.
Le général fut content du dîner mesquin, satisfait du coucher dur et étroit. Il se coucha tout habillé et dormit d'un somme depuis neuf heures jusqu'à six heures du lendemain. Dérigny était comme toujours le premier levé et prêt à faire son service. Le général déjeuna avec du thé, une terrine de crème, six kalatch, espèce de pain-gâteau que mangent les paysans, et demanda à Dérigny si sa femme et ses enfants étaient levés. Dérigny: «Tout prêts à partir, mon général.»
Le général: «Faites-les déjeuner et allez vous-même déjeuner, mon ami; nous partirons ensuite.»
Dérigny: «C'est fait, mon général; Stépane nous a tous fait déjeuner, avant votre réveil.»
Le général: «Ha! ha! ha! Les cinquante coups de bâton ont fait bon effet, à ce qu'il paraît.»
Dérigny: «Quels coups de bâton, mon général? Personne ne lui en a donné.»
Le général: «Non, mais je les lui ai promis si vous ou les vôtres manquiez de quelque chose.»
Dérigny: «Oh! mon général!»
Le général: «Oui, mon ami; c'est comme ça que nous menons nos domestiques russes.»
Dérigny: «Et... permettez-moi de vous demander, mon général, en êtes-vous mieux servis?»
Le général: «Très mal, mon cher; horriblement! On ne les tient qu'avec des coups de bâton.»
Dérigny: «Il me semble, mon général, si j'ose vous dire ma pensée, qu'ils servent mal parce qu'ils n'aiment pas et ils ne s'attachent pas à cause des mauvais traitements.»
Le général: «Bah! bah! Ce sont des bêtes brutes qui ne comprennent rien.»
Dérigny: «Il me semble, mon général, qu'ils comprennent bien la menace et la punition.»
Le général: «Certainement, c'est parce qu'ils ont peur.»
Dérigny: «Ils comprendraient aussi bien les bonnes paroles et les bons traitements, et ils aimeraient leur maître comme je vous aime, mon général.»
Le général: «Mon bon Dérigny, vous êtes si différent de ces Russes grossiers!»
Dérigny: «A l'apparence, mon général, mais pas au fond.» Le général: «C'est possible; nous en parlerons plus tard; à présent, partons. Appelez Hélène et les enfants.»
Tout était prêt: le courrier venait de partir pour commander les chevaux au prochain relais. Chacun prit sa place dans la berline; le temps était magnifique et le général de bonne humeur, mais pensif. Ce que lui avait dit Dérigny lui revenait à la mémoire, et son bon coeur lui faisait entrevoir la vérité. Il se proposa d'en causer à fond avec lui quand il serait établi à Gromiline, et il chassa les pensées qui l'ennuyaient, avec une aile de volaille et une demi-bouteille de bordeaux.
II
ARRIVÉE A GROMILINE.
Après une journée fatigante, ennuyeuse, animée seulement par quelques demi-colères du général, on arriva, à dix heures du soir, au château de Gromiline. Plusieurs hommes barbus se précipitèrent vers la portière et aidèrent le général, engourdi, à descendre de voiture; ils baisèrent ses mains en l'appelant Batiouchka (père); les femmes et les enfants vinrent à leur tour, en ajoutant des exclamations et des protestations.
Le général saluait, remerciait, souriait. Mme Dérigny et les enfants suivaient de près. Dérigny avait voulu retirer de la voiture les effets du général, mais une foule de mains s'étaient précipitées pour faire la besogne. Dérigny les laissa faire et rejoignit le groupe, autour duquel se bousculaient les femmes et les enfants de la maison, répétant à voix basse Frantsousse (Français) et examinant avec curiosité la famille Dérigny.
Le général leur dit quelques mots, après lesquels deux femmes coururent dans un corridor sur lequel donnaient les chambres à coucher; deux autres se précipitèrent dans un passage qui menait à l'office et aux cuisines.
«Mon ami, dit le général à Dérigny, accompagnez votre femme et vos enfants dans les chambres que je vous ai fait préparer par Stépane; on vous apportera votre souper; quand vous serez bien installés, on vous mènera dans mon appartement, et nous prendrons nos arrangements pour demain et les jours suivants.
—A vos ordres, mon général», répondit Dérigny. Et il suivit un domestique auquel le général avait donné ses instructions en russe.
Les enfants, à moitié endormis à l'arrivée, s'étaient éveillés tout à fait par le bruit, la nouveauté des visages, des costumes.
«C'est drôle, dit Paul à Jacques, que tous les hommes ici soient des sapeurs!»
Jacques: «Ce ne sont pas des sapeurs: ce sont les paysans du général Paul: «Mais pourquoi sont-ils tous en robe de chambre?»
Jacques: «C'est leur manière de s'habiller; tu en as vu tout le long de la route; ils étaient tous en robe de chambre de drap bleu avec des ceintures rouges. C'est très joli, bien plus joli que les blouses de chez nous.»
Ils arrivèrent aux chambres qu'ils devaient occuper et que Vassili, l'intendant, avait fait arranger du mieux possible. Il y en avait trois, avec des canapés en guise de lits, des coffres pour serrer les effets, une table par chambre, des chaises et des bancs.
«Elles sont jolies nos chambres, dit Jacques; seulement je ne vois pas de lits. Où coucherons-nous?»
Dérigny: «Que veux-tu, mon enfant! s'il n'y a pas de lits, nous nous arrangerons des canapés; il faut savoir s'arranger de ce qu'on trouve.»
Dérigny et sa femme se mirent immédiatement à l'ouvrage, et quelques minutes après ils avaient donné aux canapés une apparence de lits. Paul s'était endormi sur une chaise; Jacques bâillait, tout en aidant son père et sa mère à défaire les malles et à en tirer ce qui était nécessaire pour la nuit.
Ils se couchèrent dés que cette besogne fut terminée, et ils dormirent jusqu'au lendemain. Dérigny, avant de se coucher, chercha à arriver jusqu'au général, qu'il eut de la peine à trouver dans la foule de chambres et de corridors qu'il traversait.
Il finit pourtant par arriver à l'appartement du général, qui se promenait dans sa grande chambre à coucher, d'assez mauvaise humeur. Quand Dérigny entra, il s'arrêta, et, croisant les bras:
«Je suis contrarié, furieux, d'être venu ici; tous ces gens n'entendent rien à mon service; ils se précipitent comme des fous et des imbéciles pour exécuter mes ordres qu'ils n'ont pas compris. Je ne trouve rien de ce qu'il me faut. Votre auberge de l'Ange-gardien était cent fois mieux montée que mon Gromiline. J'ai pourtant six cent mille roubles de revenu! A quoi me servent-ils?»
Dérigny: «Mais, mon général, quand on arrive après une longue absence, c'est toujours ainsi. Nous arrangerons tout cela, mon général; dans quelques jours vous serez installé comme un prince.»
Le Général: «Alors ce sera vous et votre femme qui m'installerez, car mes gens d'ici ne comprennent pas ce que je leur demande.»
Dérigny: «C'est la joie de vous revoir qui les trouble, mon général. Il n'y a peut-être pas longtemps qu'ils savent votre arrivée?»
Le Général: «Je crois bien! je