Au Maroc. Pierre Loti
Tlata Raïssana, où se tient chaque mois, paraît-il, un immense marché de bestiaux et d'esclaves.
Mais le lieu est désert aujourd'hui. C'est au bord d'un grand ruisseau frais, au milieu de montagnes si uniformément tapissées de fougères qu'elles semblent recouvertes d'une sorte de même étoffe moutonnée, d'un vert admirable. Il y a, comme toujours, beaucoup de fleurs autour de nos tentes, mais plus du tout nos fleurs de France; ici, dans ce recoin particulier, en terre de bruyère, croissent des espèces inconnues à nos campagnes et à nos jardins, très parfumées toutes, et nuancées un peu étrangement.
Des fantasias galopent autour du camp toute la soirée; jusqu'au coucher du soleil, on n'entend que bruits de chevaux passant en tonnerre, coups de fusil et cris d'Arabes...
Vers sept heures, la mouna fait son entrée au camp avec la majesté habituelle. Mais elle est insuffisante: rien que huit moutons, et le reste à l'avenant. C'est inacceptable pour une ambassade; il faut refuser afin de maintenir la dignité de notre pavillon. Et ce refus constitue un incident diplomatique, qui serait même très grave pour le caïd de la région, si l'affaire arrivait jusqu'au sultan.
Il joue la surprise et la consternation, avec des gestes délicieux, le beau caïd en robe de drap rose; il fait mine de s'en prendre à des caïds inférieurs—lesquels s'en prennent à des gens quelconques—lesquels tombent à coups de bâton sur d'innocents bergers.
Mais ce n'était qu'une comédie complotée entre eux tous afin de nous mettre à l'épreuve; un complément de mouna était préparé, à toute éventualité, et caché, à petite distance, dans un ravin. Après souper, un nouveau cortège se présente au clair de lune, amenant cette fois seize moutons, une quantité respectable de poulets, de pains et de jarres de beurre. Et les caïds, anxieux de ce que le ministre va dire, attendent en silence autour de sa tente, dans la majesté de leurs longs burnous blancs. Cette nouvelle mouna, très convenable, est agréée et l'incident est clos.
X
Dimanche 7 avril.
Ayant franchi, sous un ciel toujours bas et noir, les premières montagnes d'alentour, veloutées de fougères, nous retombons dans d'infinies solitudes toutes blanches d'asphodèles en fleur.
Çà et là, un grand glaïeul rouge, ou une touffe d'iris violets, jettent leurs belles teintes fraîches au milieu des blancheurs monotones de ce parterre. Et c'est ainsi à perte de vue.
De temps à autre, des cigognes passent, d'un vol lent, fouettant l'air de leurs grandes ailes mi-parties blanches et noires;—ou bien des corbeaux, des aigles.
Toujours la pluie. Et personne en vue, ce matin; ni un groupe de laboureurs, ni une file d'ânons, ni une caravane.
Une maman chameau, qui est seule avec son fils au bord du sentier perdu, s'approche avec intérêt pour nous regarder défiler. Son fils, qui vient tout juste de naître, je pense, a le cou si mince et la tête si petite qu'on le prendrait de loin pour une autruche à quatre pattes. Il est presque gentil, dans son étonnement de nous voir, dans sa grâce enfantine et épeurée.
Pluie, pluie à torrents. Nos trois vieilles poupées nègres d'avant-garde, encapuchonnées aujourd'hui jusqu'au-dessous des yeux, ont repris plus que jamais leur aspect de babouins pointus. L'étendard de soie, que la poupée du milieu tient toujours droit comme un cierge, n'est plus qu'une loque déteinte, déchiquetée par le vent. L'eau ruisselle sur nous tous. Et le canot du sultan, toujours semblable à un accessoire de défilé égyptien, avance avec une peine extrême, les pieds de ses quarante porteurs enfonçant à chaque pas dans la terre détrempée.
Après deux heures de cette prairie d'asphodèles, nous apercevons quelque chose comme une lézarde très longue serpentant dans la plaine, quelque chose qui doit être une rivière profondément encaissée.
C'est l'Oued M'cazen, réputée difficile à franchir, et, sur ses bords, il y a un rassemblement de mauvais augure: mules chargées, par centaines, chameaux, cavaliers, piétons, tous arrêtés là évidemment parce que la rivière n'est pas guéable... Alors, comment allons-nous faire?
L'Oued, grossie par les pluies, est agitée, rapide, roule en bruissant ses eaux boueuses, qui semblent, en effet, très profondes. De plus, elle est encaissée entre de hautes berges verticales, en terre glaise, détrempées et glissantes, absolument dangereuses. Avec nos idées d'Europe sur les voyages, il nous paraîtrait qu'il y a impossibilité matérielle à faire passer là, sans pont, des gens, des bagages et des tentes.
Cependant, nos caïds sont d'un avis différent et on va tenter la chose, en commençant par le frétin.
D'abord nos hommes de peine, qui, en un tour de main, enlèvent leurs burnous, toutes leurs nobles draperies de laine grise, mettent à nu leur beau torse fauve, et se jettent dans l'eau tourmentée et froide, sondant la profondeur: deux mètres tout au plus; avec un peu de bonne volonté, ce sera peut-être faisable.
Essayons maintenant quelques mules peu chargées...
A force de coups, elles passent, nageant vers le milieu, s'affolant une minute dans le courant qui les entraîne, puis bientôt reprenant pied sur les vases de l'autre rive, avec leur chargement au complet, bien que tout trempé d'eau boueuse.
Mais nous-mêmes, comment passerons-nous, notre dignité d'ambassade nous empêchant de nous dévêtir? Et nos matelas de campement? Et nos beaux uniformes dorés, qui doivent figurer devant le sultan pour la présentation?
Sur le haut de la berge opposée, arrive au galop, avec de grands cris, une petite troupe de cavaliers qui nous font des signes. Nous sommes sauvés! C'est un certain Chaouch, de Czar-el-Kébir (une ville dont nous approchons), qui vient à notre secours avec une nombreuse suite, nous apportant une mahadia fabriquée en hâte à notre intention. (Une mahadia est une gerbe, un énorme faisceau de roseaux liés de façon à pouvoir flotter.) Deux par deux, nous nous embarquerons sur ce radeau improvisé; avec une corde, on nous hâlera; et nos cantines, nos bagages précieux, passeront de la même manière, à sec comme dans une barque.
Quant au reste de notre colonne, gens ou bêtes, à la nage, tout le monde, et au plus vite! Les caïds se démènent, crient, s'interpellent à tue-tête, toujours avec ces aspirations rauques qui semblent des suffocations de fureur: «'Ha! caïd Rhaâ!—'Ha! caïd Abd-er-Haman!—'Ha! caïd Kaddour!» Et, de droite, de gauche, ils tombent à coups de bâton sur les hésitants que l'eau froide épouvante.
Avec résignation, les beaux cavaliers arabes se déshabillent, puis déshabillent aussi leurs chevaux et remontent dessus, les tenant enfourchés entre leurs jambes nerveuses comme dans des étaux de bronze. Sur leur propre tête, ils placent en paquet monumental leurs cafetans de drap et leurs burnous; par-dessus encore, leur énorme selle à fauteuil, leurs harnais de parade, et ils relèvent leurs bras, en anse d'amphore grecque, pour soutenir le tout.
On voit alors s'avancer résolument vers la rivière tous ces échafaudages multicolores, incompréhensibles au premier aspect, ayant chacun pour base cette chose instable: un maigre cheval, cabré et rétif, le long duquel pendent deux jambes nues.
Et tous ces hommes, ainsi chargés, incapables à présent de s'aider de leurs mains, lancent leurs chevaux sur la berge à pic et luisante, rien qu'en leur pressant le flanc, en les éperonnant du talon. Les chevaux hennissent de peur; glissent, comme qui patine, comme qui descend en char russe, les uns encore debout sur leurs pieds, les autres assis sur leur derrière, et, tout couverts de boue gluante, tombent dans l'Oued au milieu d'un grand éclaboussement d'eau; puis nagent en plein courant, et, sur l'autre rive, grimpent comme des chèvres.
Dans la quantité, il y en a bien quelques-uns qui tombent, qui se débattent, qui ruent; il y a des cavaliers qui roulent dans la rivière, avec leurs beaux burnous pliés, leurs belles selles trop lourdes qui les entraînent. Des mules chargées s'abattent