Au soleil de juillet (1829-1830). Paul Adam
qui empêchent la sortie des froments russes; car le tzar en a besoin pour ravitailler ses soldats qui manœuvrent dans la Thrace. Le blé de Taganrok chargé en août sur votre flotte ira-t-il seul de Gibraltar aux marchés d'Angleterre et à celui de Dunkerque? Cela est probable. Cela n'est point sûr. Savons-nous, d'ailleurs, ce qui se trame en Morée? Dix jours de navigation sont nécessaires au meilleur voilier pour se rendre de Koron à Marseille... Attendons... J'ai tout lieu de penser que le général Maison présente à Ibrahim des arguments péremptoires... Mais l'Angleterre souffrira mal que la Russie et la France se donnent l'importance de délivrer la Grèce, et confisquent, par là, l'influence dans la mer Egée... A mon sens, la Porte ne faiblira point; et je ne prévois guère qui la contraindra. Les Anglais arrêteront les boulets sur la bouche des canons russes, dès qu'ils approcheront de Constantinople. Et la Porte n'ignore rien de ces rivalités... Elle les calcule. Elle en profite... C'est là tout ce que je saurais dire...
Debout, les mains dans les poches brodées de son habit, le comte, en dissertant, portait le poids de son corps alternativement sur la pointe des pieds et sur les talons. Il tenait la tête haute et les sourcils froncés. Ses narines plates flairaient l'air, à maintes reprises. Ses cheveux gris, sans poudre, tombaient jusqu'aux épaules, où ils formaient un rouleau soyeux. Le papillottage de ses yeux clignés et dédaigneux en imposait autant que ses paroles saccadées comme un perpétuel ricanement.
—Nous jouons gros, remarqua timidement Caroline en se caressant les mains. Et c'est sur votre conseil...
—Holà! ma chère dame: suis-je le bon Dieu?... M'est avis que vous avez manqué votre affaire en négligeant de louer à leurs armateurs tous les gros navires d'Odessa, pour que la concurrence fût embarrassée. Vide ou pleine, la seconde flotte de Crimée celle de septembre devait, autant que la première, nous appartenir. Votre économie de petites gens a jeté notre entreprise dans le mauvais cas...
—Tout doux! Devais-je ne point payer ici les paysans dont je mouds le grain, au moment où il sied de leur insinuer, dans l'intérêt de votre fortune, une opinion politique?...
La tante Caroline étendit les bras en exagérant sa révérence, moqueuse jusqu'à faire toucher terre à la capote de velours et à l'écharpe suspendues dans son coude. Le comte se dressait sur les pointes, les mains dans ses poches, et pirouettait en maugréant.
La chance voulut qu'à cette minute, par le jardin, rentrât Mme Héricourt, courbée dans sa robe noire. Il fallut ouvrir la porte-fenêtre sur le petit perron, et le comte s'empressa d'esquisser les gestes inutiles, tandis qu'Omer levait l'espagnolette...
—Virginie, tu attraperas mal à demeurer si longtemps à l'église... Omer, gronde-la. Elle est partie à six heures du matin... Et il y a des vents coulis pernicieux...
—Point du tout. Je me place entre la chaire et l'autel, contre un pilier... J'y suis comme dans ma chambre... La chaire fait paravent...
—Ça n'a pas de bon sens, tout de même...
—Je m'y plais... Sans médire de ton logis ma bonne Caroline, la cathédrale me paraît plus grandiose. C'est mon palais à moi. J'y suis fort bien. L'odeur de l'encens y remplace les parfums de ta cuisine, qui sont exquis, mais un peu persistants dans cette demeure...
Ironique et joyeuse, Mme Héricourt continua sur ce ton.
—Il est certain que peu de palais sont aussi magnifiques, approuva le comte. Et si je n'avais tant à barbouiller, je m'arrangerais de tenir mes assises dans une collégiale, ornée de bons tableaux et de statues nobles, avec deux ou trois livres de chroniques sur les genoux.
—J'ai passé de grandes heures à Saint-Pierre de Rome et à Saint-Jean de Latran. Je ne m'y ennuyais point, se hâta de dire Omer, en songeant aux pieuses attitudes de sa maîtresse italienne, Carita Gennarello.
Et il s'étonnait que sa mère eût raison, par le fait.
—Je me promets, dit-elle, d'être assidue à Notre-Dame de Paris, car je suis orgueilleuse et nulle maison ne me semble digne de mes goûts, sinon une agréable église dont les ogives me satisfont. Je me sauvais du château de Lorraine, pour passer des heures à la chapelle de Bon-Secours-lez-Nancy. J'adore la lumière qui passe à travers les vitraux anciens et qui vous apporte, avec les couleurs des saints personnages, un peu de leur âme, devant vous, sur la dalle ou sur l'appui du prie-Dieu. Les saints vous enveloppent de leur nuance et de leur esprit. Et c'est une admirable atmosphère de méditation. Je me rappelle leurs vies poétiques. Je me récite les évangiles. J'imagine Jérusalem et ses rues étroites, ses maisons orientales, carrées, basses et blanches. Je vois la Sainte Vierge faire son marché en discutant avec sainte Elisabeth. J'entends saint Joseph raboter; et j'écoute Zébédé, avec son fils Jacques, crier la marée bien fraîche avant d'offrir leurs poissons à la servante de Marie-Magdeleine. Non loin de là, saint Pierre toise avec arrogance le soldat romain qui monte la garde devant la colonne où l'on affiche les édits de l'empereur. Jésus revient à la maison de sa divine mère. Judas a passé le bras sous le sien et lui parle avec l'animation la plus vive... Et puis... Et puis... Mon imagination va... va... sans fin. Le temps passe, passe. Je m'amuse comme une autre au théâtre. L'odeur de l'encens est délicate à respirer. L'or du tabernacle brille doucement. Les prêtres silencieux passent comme des ombres, s'agenouillent et croient... Quel homme, quel seigneur, quel roi est mieux vêtu que le prêtre en surplis, en chasuble d'argent, lorsqu'il gravit les marches de l'autel? Quel enfant nous donne l'idée de l'innocence autant que l'enfant de chœur dans sa belle robe rouge, s'il agite sa clochette aux sons argentins. La maison de Dieu est plus somptueuse que la maison de l'homme. Il n'y a point de murs sales et lézardés, comme au château de Lorraine. Point d'odeur de graillon. Point de servantes bavardes. Point de jardinier qui m'obsède pour obtenir l'argent des graines à semer; même si ma bourse est vide. J'échappe à tous les ennuis et à tous les bruits fatigants. Je me repose dans le luxe d'un palais. Les sons des orgues me laissent en extase. Car, tu ne le sais pas, Omer: j'ai maintenant appris la musique sacrée, même le plain-chant. Rien ne m'est plus étranger des mélodies du vieux Bach, ni de Palestrina. Tu m'entendras, quand nous serons à Paris. Je te ferai de la bonne musique, s'il te plaît...
Lasse un peu, Mme Héricourt s'était assise dans le fauteuil à oreillettes; et son discours n'était pas sans élégance, malgré les interruptions plaisantes du comte, les exclamations triviales de la tante Caroline, et les sourires d'Omer. Lui-même admit combien était plausible et sincère le bonheur de la veuve, durant ces interminables stations à l'église. Il ne doutait pas qu'il se trouverait pareillement heureux, s'il imitait cette habitude. Plus de luttes. Plus de dangers. Plus d'amours douloureuses. On vivrait en soi, loin du monde hostile, en jouissant des splendeurs religieuses, en accroissant les plaisirs de l'art.
—Assez causé, Virginie... Viens te réconforter, et mangeant un morceau... Aimes-tu le chevreuil en daube?
—Mais oui, fit-elle. J'ai grand appétit, ce matin.
Elle suivit sa belle-sœur dans la grande salle à manger, temple d'un cygne géant peint par Snyders, et renversé mort, les ailes décloses, sur le corps d'un cerf, sur un amas de poissons, anguilles bronzées, raies pansues et roses, rougets écailleux, maquereaux de nacre. L'opulence des couleurs débordait le cadre de bois noir, éteignait presque l'argent du surtout monumental qui reproduisait la fontaine du marché des Innocents, avec de petites commères, de minuscules Savoyards en porcelaine de Saxe. Présent de la meunerie parisienne à la meunerie d'Artois, en reconnaissance d'un prêt de farines consenti par les Moulins Héricourt, en 1823, l'énorme pièce était à demeure sur la table occupant les deux tiers de cette pièce oblongue, lambrissée, peinte en gris, meublée de chaises courbes en acajou, à la mode sous le Directoire, et que la tante venait de faire revernir.
La serviette au col Dieudonné, devant les plats de galantine et de venaison froide, présidait, tranchait et versait du vin de Chypre dans le verre du général Héricourt en grand uniforme. Nulle part, l'abbé de Praxi-Blassans ne découvrait son bréviaire, bien qu'il fût en retard pour se rendre à la cathédrale, et passer la revue de son cortège. Il portait une soutane de drap fin, mais un peu luisante