Au soleil de juillet (1829-1830). Paul Adam

Au soleil de juillet (1829-1830) - Paul Adam


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le portrait physique du martyr. Car il avait profondément aimé leurs âmes rudes et croyantes, au temps de son adolescence énergique, quand il les conduisait vers le sacrifice, lui, fluet garçon de vingt ans, juché sur un gros cheval de labour au poil jauni.

      Dans la salle à manger, où présidait, debout au milieu de la niche creusant les lambris gris, un hercule de marbre, la main remplie de grappes, tous les soirs, ces mêmes propos mêlés à d'autres souvenirs accompagnaient le repas servi par un valet silencieux et attentif. Mme Héricourt tâtait les grains de son chapelet en attendant le plat. L'oncle Edme expliquait souvent les affaires du château de Lorraine dont il administrait les revenus consacrés à leurs dépenses de Paris. Il refusait toujours de restituer ce bien national acheté en 1793 par son aïeul à la famille de Luxembourg, quelle que fût la supplication de sa pieuse sœur. Bientôt sa faconde s'exerçait en louant les mérites du menu. Toujours, il redemandait une seconde assiette de potage; après la première:

      «Fameuse soupe! disait-il, fameuse, la soupe.» Le poisson lui paraissait généralement délicat. Le ragoût valait qu'il dît: «C'est à se pourlécher les babines! hein?» Au reste, peu de chose lui semblait comparable au filet de bœuf quand il était tendre. «Cela fond sous la dent! ma sœur! Remercie Dieu de nous l'avoir donné, en reprenant un morceau.» Le légume intéressait moins le capitaine. Il dédaignait la pâtisserie, mais saluait d'exclamations un fromage à point. Pour les fruits, il glissait à l'oreille d'Omer des métaphores luxurieuses, les assimilant à la chair des femmes. «J'ai joliment dîné!» ne manquait-il point de proclamer, en se levant au signal de Mme Héricourt, désireuse de réciter enfin les grâces. Tous les jugements du capitaine étaient sincères. Son visage un peu rouge, sa bouche luisante, ses yeux brillants et rieurs, les mouvements de son gosier, et ses hauts-le-corps témoignaient de sa franchise.

      Dans la galerie dont les colonnes plates encadraient les murailles de miroirs, il prolongeait les éloges, en réclamait du général Dubourg et d'Omer. N'avait-il pas lui-même composé le menu, averti la cuisinière, surveillé la sauce? Il supposait même l'approbation du colonel Héricourt bien que le défunt demeurât définitivement muet dans un manteau de cavalerie, les cheveux balayés par le coup de vent, la main serrant le sabre à travers un gantelet de cuir; sur la neige, au fond du tableau, les lignes d'infanterie fusillaient la charge déjà victorieuse des dragons. Dubourg appréciait les liqueurs des îles, et il aimait le whist. Doucement, il avait persuadé la veuve d'apprendre ce jeu. Elle y avait pris goût. Une fois le café servi, le domestique dressait le guéridon à tapis vert. Les cartes s'étalaient. Omer considérait comme un devoir de faire le quatrième. Cependant, il détestait de prendre la place opposée à celle de Dubourg, qui, s'échauffant vite, imputait tous les coups mauvais à l'étourderie de son partenaire, cela sans ménager les insolences.

      Aigri par les déboires de sa vie, il avait, le soir, l'humeur méchante. Quand, à dix heures, Mme Héricourt s'était retirée, fort triste d'avoir laissé entre de telles mains l'argent des aumônes, il allumait sa pipe, soupirait et lâchait mille injures contre Bernadotte, qui, sur le trône du Nord, l'oubliait trop, contre Napoléon, qui l'avait empêché de faire sa fortune en Suède, contre Moreau qui l'avait compromis sans rien prévoir des événements de 1814, contre les Bourbons, qui l'avaient destitué après avoir accepté de lui tant de services. Ensuite, il énumérait toutes les filouteries dont Bernadotte s'était rendu coupable, jadis, à l'armée de l'Ouest, en recevant les pots de vins des fournisseurs, en grâciant, contre finance, les chouans capturés et condamnés à mort, dont lui, Dubourg. Les amants de Joséphine, il les nommait. Il raillait Napoléon d'avoir été cocu. Il savait mille anecdotes ignobles et comiques. En une armoire de son logis, il conservait une collection de camées faux où l'on reconnaissait la famille impériale dans toutes les postures de la fornication. Il accusait Moreau d'avoir été stupide, Alexandre retors et cauteleux, puis ambitieux ridiculement jusqu'à vouloir se déclarer le suprême souverain d'une Sainte-Alliance, qui eût compris toutes les monarchies d'Europe. Quant aux Bourbons, ils étaient, selon lui, d'infâmes scélérats. D'ailleurs, il ne tarissait pas sur la liaison sodomique et sentimentale de Louis XVIII avec son ministre Decazes, de qui l'approche était utile au vieux roi incapable de rien ressentir auprès des femmes, même de Mme de Cayla. Si le satiriste lâchait sa verve, il finissait par poser sa pipe et imiter les adieux larmoyants de Louis XVIII à Decazes, lorsqu'on les contraignit à se séparer, après l'assassinat du duc de Berry. Gonflant son estomac pour égaler la bedaine royale, mimant le podagre, les pieds en dedans, il poursuivait un Decazes imaginaire...

      L'oncle Edme riait aux larmes, se tapait les cuisses, laissait éteindre son tabac, et remplissait les petits verres. Dubourg renchérissait par les mille anecdotes de son passé réel et fabuleux.

      Surtout il n'épargnait point Bernadotte qu'il accusait d'ingratitude sans nom, de sottise et de forfanterie. Il le connaissait bien, ayant suivi longtemps la fortune du général gascon, auquel il devait la vie. A l'entendre, lui, Dubourg, avait failli porter au trône de France son sauveur, alors exclu de la grande armée pour avoir, après Wagram, réfuté, dans un ordre du jour, le blâme impérial lancé contre ses troupes saxonnes, et ses manœuvres. A Paris, lui, Dubourg, qui secouait là sa pipe, avait, en 1809, agi de concert avec Fouché, les philadelphes et les jacobins. A l'insu de Napoléon, retenu en Autriche, on fit la levée en masse des gardes nationales sous prétexte de repousser une démonstration anglaise aux rivages hollandais de Walcheren.

      Lui, Dubourg, et il se carrait dans le fauteuil, avait eu cette idée-là qui avait mis des forces énormes aux mains de son ami, forces près d'être alors acclamées par d'intrépides citoyens hostiles au despotisme du Corse, et maudissant l'attentat de Brumaire. Lui, Dubourg, qui se tapait du doigt la cravate, avait organisé l'état-major, et concentré les brigades autour d'Anvers. Il ne restait plus qu'à courir sur Paris en proclamant la déchéance du tyran. Les banquiers anxieux du blocus continental, les jacobins du Sénat, toute la garde de la capitale eussent acclamé le successeur. Même en sirotant le curaçao de maman Virginie, Dubourg ne pardonnait pas à Bernadotte d'avoir eu peur. Ni les résultats de la victoire remportée à Wagram, ni l'assassinat du général Oudet et de son état-major philadelphe par les gendarmes de Savary, déguisés en Kaiserlicks, ni les préliminaires de la paix prochaine n'auraient dû terrifier à ce point le prince de Ponte-Corvo. Lâchement, le gascon avait cédé aux menaces remises sous pli cacheté, par Reille, l'estafette de Bonaparte.

      Dubourg frappait du talon, haussait les épaules, soufflait un nuage de tabac: «Cet homme-là, c'est la présomption servie par l'insuffisance!» Et il imitait avec rage la mine effrayée de son chef lisant le message du courroux impérial.

      En 1828, il lui fallait encore deux ou trois petits verres de cognac bus d'un trait pour se résigner à la perte de cette merveilleuse partie. Dubourg se vantait d'avoir manigancé toute l'affaire de Suède avec l'illuminisme allemand, d'avoir fomenté les émeutes de Stockholm, et fait massacrer le maréchal Axel de Fersen à coups de parapluies par les bourgeois des Loges, pour épouvanter l'aristocratie: et l'illuminisme put imposer au vieux Charles XIII, fanatique de franc-maçonnerie, l'adoption d'un souverain révolutionnaire près de se dresser, en Europe, contre Napoléon, contre l'ancien général terroriste, le renégat devenu l'époux de Marie-Louise d'Autriche, et le neveu par alliance de Louis XVI.

      C'était lui, ce Dubourg caressant au fond de ses goussets le gain du whist, lui, qui, dès la mort du prince héritier, avait été voir le comte Mörner, chambellan suédois capturé, en 1806, près de Lübeck, avec ses troupes, par les brigades françaises de Bernadotte poursuivant Blücher. En souvenir de ménagements et de politesses qui, lors, avaient adouci les conséquences de sa piteuse aventure, Mörner avait écouté Dubourg, s'était rendu à Paris, sous allure de féliciter Napoléon à propos du mariage autrichien, et au nom de Charles XIII, mais surtout pour combattre la candidature de Frédérick VI de Danemark, en assurant que les Suédois n'accepteraient point une nouvelle union de Calmar, après tant de guerres contre les Danois, en affirmant que les professeurs, les étudiants d'Upsal et les bourgeois des villes, encore enthousiastes des idées encyclopédistes, accueilleraient un soldat qui aurait acquis son grade et son titre de prince dans les guerres de la Révolution.

      —Malgré


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