Les Dieux ont soif. Anatole France
On gratta à la porte et une fille, une campagnarde, parut, plus large que haute, rousse, bancale, une loupe lui cachant l'œil gauche, l'œil droit d'un bleu si pâle qu'il en paraissait blanc, les lèvres énormes et les dents débordant les lèvres.
Elle demanda à Gamelin si c'était lui le peintre et s'il pouvait lui faire un portrait de son fiancé, Ferrand (Jules), volontaire à l'armée des Ardennes.
Gamelin répondit qu'il ferait volontiers ce portrait au retour du brave guerrier.
La fille demanda avec une douceur pressante que ce fût tout de suite.
Le peintre, souriant malgré lui, objecta qu'il ne pouvait rien faire sans le modèle.
La pauvre créature ne répondit rien: elle n'avait pas prévu cette difficulté. La tête inclinée sur l'épaule gauche, les mains jointes sur le ventre, elle demeurait inerte et muette et semblait accablée de chagrin. Touché et amusé de tant de simplicité, le peintre, pour distraire la malheureuse amante, lui mit dans la main un des volontaires qu'il avait peints à l'aquarelle et lui demanda s'il était fait ainsi, son fiancé des Ardennes.
Elle appliqua sur le papier le regard de son œil morne, qui lentement s'anima, puis brilla, et resplendit; sa large face s'épanouit en un radieux sourire.
"C'est sa vraie ressemblance, dit-elle enfin; c'est Ferrand (Jules) au naturel, c'est Ferrand (Jules) tout craché."
Avant que le peintre eût songé à lui tirer la feuille des mains, elle la plia soigneusement de ses gros doigts rouges et en fit un tout petit carré qu'elle coula sur son cœur, entre le busc et la chemise, remit à l'artiste un assignat de cinq livres, souhaita le bonsoir à la compagnie et sortit clochante et légère.
III
Dans l'après-midi du même jour, Évariste se rendit chez le citoyen Jean Blaise, marchand d'estampes, qui vendait aussi des boîtes, des cartonnages et toutes sortes de jeux, rue Honoré, vis-à-vis de l'Oratoire, proche les Messageries, à l'Amour peintre. Le magasin s'ouvrait au rez-de-chaussée d'une maison vieille de soixante ans, par une baie dont la voûte portait à sa clef un mascaron cornu. Le cintre de cette baie était rempli par une peinture à l'huile représentant "le Sicilien ou l'Amour peintre", d'après une composition de Boucher, que le père de Jean Blaise avait fait poser en 1770 et qu'effaçaient depuis lors le soleil et la pluie. De chaque côté de la porte, une baie semblable, avec une tête de nymphe en clef de voûte, garnie de vitres aussi grandes qu'il s'en était pu trouver, offrait aux regards les estampes à la mode et les dernières nouveautés de la gravure en couleurs. On y voyait, ce jour-là, des scènes galantes traitées avec une grâce un peu sèche par Boilly, Leçons d'amour conjugal et Douces résistances, dont se scandalisaient les Jacobins et que les purs dénonçaient à la Société des arts; la Promenade publique de Debucourt, avec un petit-maître en culotte serin, étalé sur trois chaises, des chevaux du jeune Carle Vernet, des aérostats, le Bain de Virginie et des figures d'après l'antique.
Parmi les citoyens dont le flot coulait devant le magasin, c'étaient les plus déguenillés qui s'arrêtaient le plus longtemps devant les deux belles vitrines, prompts à se distraire, avides d'images et jaloux de prendre, du moins par les yeux, leur part des biens de ce monde; ils admiraient bouche béante, tandis que les aristocrates donnaient un coup d'œil, fronçaient le sourcil et passaient.
Du plus loin qu'il put l'apercevoir, Évariste leva ses regards vers une des fenêtres qui s'ouvraient au-dessus du magasin, celle de gauche, où il y avait un pot d'œillets rouges derrière le balcon de fer à coquille. Cette fenêtre éclairait la chambre d'Élodie, fille de Jean Blaise. Le marchand d'estampes habitait avec son unique enfant le premier étage de la maison.
Évariste, s'étant arrêté un moment, comme pour prendre haleine devant l'Amour peintre, tourna le bec-de-cane. Il trouva la citoyenne Élodie qui, ayant vendu des gravures, deux compositions de Fragonard fils et de Naigeon, soigneusement choisies entre beaucoup d'autres, avant d'enfermer dans la caisse les assignats qu'elle venait de recevoir, les passait l'un après l'autre entre ses beaux yeux et le jour, pour en examiner les pontuseaux, les vergeures et le filigrane, inquiète, car il circulait autant de faux papier que de vrai, ce qui nuisait beaucoup au commerce. Comme autrefois ceux qui imitaient la signature du roi, les contrefacteurs de la monnaie nationale étaient punis de mort; cependant on trouvait des planches à assignats dans toutes les caves; les Suisses introduisaient de faux assignats par millions; on les jetait par paquets dans les auberges; les Anglais en débarquaient tous les jours des ballots sur nos côtes pour discréditer la République et réduire les patriotes à la misère, Élodie craignait de recevoir du mauvais papier et craignait plus encore d'en passer et d'être traitée comme complice de Pitt, s'en fiant toutefois à sa chance et sûre de se tirer d'affaire en toute rencontre.
Évariste la regarda de cet air sombre qui mieux que tous les sourires exprime l'amour. Elle le regarda avec une moue un peu moqueuse qui retroussait ses yeux noirs, et cette expression lui venait de ce qu'elle se savait aimée et qu'elle n'était pas fâchée de l'être et de ce que cette figure-là irrite un amoureux, l'excite à se plaindre, l'induit à se déclarer s'il ne l'a pas encore fait, ce qui était le cas d'Évariste.
Ayant mis les assignats dans la caisse, elle tira de sa corbeille à ouvrage une écharpe blanche, qu'elle avait commencé de broder, et se mit à travailler. Elle était laborieuse et coquette, et comme, d'instinct, elle maniait l'aiguille pour plaire en même temps que pour se faire une parure, elle brodait de façons différentes selon ceux qui la regardaient: elle brodait nonchalamment pour ceux à qui elle voulait communiquer une douce langueur; elle brodait capricieusement pour ceux qu'elle s'amusait à désespérer un peu. Elle se mit à broder avec soin pour Évariste, en qui elle désirait entretenir un sentiment sérieux.
Élodie n'était ni très jeune ni très jolie. On pouvait la trouver laide au premier abord. Brune, le teint olivâtre, sous le grand mouchoir blanc noué négligemment autour de sa tête et d'où s'échappaient les boucles azurées de sa chevelure, ses yeux de feu charbonnaient leurs orbites. En son visage rond, aux pommettes saillantes, riant, un peu camus, agreste et voluptueux, le peintre retrouvait la tête du faune Borghèse, dont il admirait, sur un moulage, la divine espièglerie. De petites moustaches donnaient de l'accent à ses lèvres ardentes. Un sein qui semblait gonflé de tendresse soulevait le fichu croisé à la mode de l'année. Sa taille souple, ses jambes agiles, tout son corps robuste se mouvaient avec des grâces sauvages et délicieuses. Son regard, son souffle, les frissons de sa chair, tout en elle demandait le cœur et promettait l'amour. Derrière le comptoir de marchande, elle donnait l'idée d'une nymphe de la danse, d'une bacchante d'Opéra, dépouillée de sa peau de lynx, de son thyrse et de ses guirlandes de lierre, contenue, dissimulée par enchantement dans l'enveloppe modeste d'une ménagère de Chardin.
"Mon père n'est pas à la maison, dit-elle au peintre; attendez-le un moment: il ne tardera pas à rentrer."
Les petites mains brunes faisaient courir l'aiguille à travers le linon.
"Trouvez-vous ce dessin à votre goût, monsieur Gamelin?"
Gamelin était incapable de feindre. Et l'amour, en enflammant son courage, exaltait sa franchise.
"Vous brodez avec habileté, citoyenne, mais, si vous voulez que je vous le dise, le dessin qui vous a été tracé n'est pas assez simple, assez nu, et se ressent du goût affecté qui régna trop longtemps en France dans l'art de décorer les étoffes, les meubles, les lambris; ces nœuds, ces guirlandes rappellent le style petit et mesquin qui fut en faveur sous le tyran. Le goût renaît. Hélas! nous revenons de loin. Du temps de l'infâme Louis XV, la décoration avait quelque chose de chinois. On faisait des commodes à gros ventre, à poignées contournées d'un aspect ridicule, qui ne sont bonnes qu'à être mises au feu pour chauffer les patriotes; la simplicité seule est belle. Il faut revenir à l'antique. David dessine