Partie carrée. Theophile Gautier
—A Londres, et au vol! Il y aura trois guinées pour toi.
La voiture partit comme la foudre; les roues flamboyaient comme celles du char d'Élie.
Resté seul avec Mackgill, Jack formula cet apophthegme ingénieux:
—Voilà un particulier qui aime aller vite; il aurait été bien malheureux s'il était né tortue.
II
Little-John, enthousiasmé au delà de toute expression par la promesse d'un pourboire de trois guinées, fit exécuter à son fouet une série de claquements, de pétarades et de détonations à faire croire à un engagement de mousqueterie entre deux armées, car Little-John était un virtuose en ce genre de musique.
Les chevaux, exaspérés par le pétillement de cette fusillade, et aussi par la mèche du fouet, qui, dans ses arabesques vagabondes, leur cinglait et leur piquait les oreilles, tiraient à plein collier et se précipitaient dans l'espace avec une ardeur furibonde. Les roues tournaient si vite, qu'elles semblaient des disques pleins: les rayons avaient disparu dans le flamboiement de la rapidité.
L'inconnu s'était établi à l'angle de la voiture avec l'immobile résignation et la fureur concentrée d'une volonté puissante rencontrant des obstacles naturels et insurmontables, comme le temps et l'espace; sa main, allongée sur son genou, tenait encadrée dans sa paume une montre dont il suivait les aiguilles d'un œil inquiet; puis, jetant son regard à travers la portière sur les bords de la route, il mesurait la vitesse avec laquelle disparaissaient les arbres dans l'étroit carreau.
—La demi-heure perdue sera bientôt regagnée si les chevaux soutiennent ce train encore quelque temps, murmura le mystérieux personnage avec un soupir de satisfaction.
Ce personnage si pressé d'arriver mérite bien qu'on en retrace la physionomie en quelques coups de crayon.
Il était jeune, et sa figure régulière et froide, mais empreinte d'un cachet de réflexion et de volonté, accusait tout au plus vingt-six ou vingt-sept ans. Tout le bas du masque, coloré par des couches successives de hâle, trahissait de nombreux voyages ou de longs séjours dans l'Orient et les chaudes régions du tropique, car ce teint rembruni ne lui était pas naturel; le front légèrement découvert, et floconné de petites boucles de cheveux blonds très fins, avait des blancheurs satinées, et, préservé des ardeurs du soleil par l'ombre du chapeau, avait gardé tout l'éclat du sang septentrional.
Même après l'examen que nous venons de faire, il eût été difficile d'assigner un rang quelconque ou une position sociale distincte à l'individu assis sur les coussins de drap de Lincoln de la berline vert-olive du maître Geordie, qui eût poussé assurément les plus douloureuses interjections à voir la manière dont Little-John menait ses chevaux et sa voiture de prédilection.
Ce n'était pas un militaire. Il n'avait pas cette roideur gourmée, ce port de tête et cet effacement d'épaules qui fait reconnaître le fils de Mars au premier coup d'œil sous l'habit bourgeois. Ce n'était pas non plus un ministre. Sa physionomie, quoique grave et réfléchie, n'avait pas l'expression béate et l'aménité doucereuse qui sont propres aux gens d'Église. Encore moins un négociant. Son front blanc et pur n'était rayé par aucune de ces rides pleines de chiffres et de calculs sur les probabilités de la hausse ou de la baisse des sucres. Ce n'était pas non plus un dandy; mais on pouvait affirmer à coup sûr, en le regardant, qu'on avait devant les yeux un parfait gentleman.
Quel intérêt si urgent le faisait galoper sur la route de Londres comme si le salut de l'univers eût dépendu d'une minute de retard; fuyait-il ou poursuivait-il? C'est ce que nous ne saurions encore décider.
Les chevaux commençaient à se fatiguer. Le frottement des harnais faisait mousser et blanchir leur sueur en flocons d'écume; leur poitrail se couvrait de bave argentine comme ceux des coursiers de la mer dans les triomphes de Neptune ou de Galathée. De longs jets de fumée soufflés par leurs naseaux et emportés par le vent se confondaient avec la brume ardente qui s'exhalait de leurs flancs pantelants. La voiture roulait dans un nuage comme un char de divinité classique.
Malgré toute son envie de gagner les trois guinées, Little-John sentit cependant quelque scrupule de pousser ainsi des bêtes à outrance, et la peur de les ramener fourbues à maître Geordie combattit quelques instants le désir bien naturel de mériter le glorieux pourboire. Et puis Little-John était Anglais, et son cœur de postillon commençait à saigner en voyant Black, son cheval favori, haleter et ruisseler de sueur. Un postillon français n'eût point eu de ces tendresses.
Aussi, pour mettre sa conscience à l'abri, Little-John se souleva un peu sur sa selle, opéra une demi-conversion du côté de la voiture, et dit en appuyant la main sur la croupe du cheval qui le portait:
—L'intention de Sa Grâce est-elle de crever les chevaux et d'en payer le prix?
—Oui, répliqua l'inconnu ainsi interpellé.
—Très bien! répliqua Little-John. Les intentions de Sa Grâce vont être remplies.
Et Little-John, se tassant dans ses bottes, s'assurant sur sa selle, détacha un furieux coup de manche de fouet à son porteur, qui fit un soubresaut, et, retrouvant dans sa douleur un reste d'énergie, se précipita entraînant le reste de l'attelage. Ce train désespéré se soutint, grâce à une crépitation perpétuelle de coups de fouet qui aurait démanché un bras moins exercé que celui de Little-John.
L'œil de l'inconnu était toujours fixé sur le cadran de sa montre, et il ne faisait aucune attention aux jolis paysages doucement dorés par l'automne, aux charmants cottages qui se révélaient le long de la route, à travers les arbres éclaircis, dans l'intimité d'un déshabillé matinal, et se montrait insensible à tous les gracieux détails de la nature anglaise. Le pittoresque le préoccupait assurément fort peu,—en ce moment-là,—quoiqu'il ne parût pas appartenir à la classe épaisse des philistins et des bourgeois. Une idée unique, persistante, le possédait: celle d'arriver.
Grâce à la nouvelle impulsion donnée à la marche de l'attelage par Little-John, rassuré désormais sur l'éventualité d'un accident, le voyageur pressé parut respirer plus à l'aise, son front se rasséréna, et il remit la montre dans son gousset.
—Allons, dit-il à demi voix, j'arriverai à temps malgré le hasard hostile qui, dans toute cette affaire, semblait prendre plaisir à contrecarrer mes projets. Il ne sera pas dit que ma volonté aura été obligée de plier devant un obstacle humain. Mais quelle série de circonstances qu'on croirait combinées à plaisir pour me retarder: le vaisseau qui portait la première lettre où l'on me donnait avis de la chose qui m'intéresse à ce point de me faire quitter l'Inde subitement, rencontre, près des îles Maldives, des pirates javanais qui l'attaquent et le dépouillent! ce n'est donc que par le second courrier que j'ai pu connaître ce qu'il m'importait tant de savoir. Je nolise le bâtiment le plus fin voilier que je puis trouver libre à Calcutta; une tempête abominable me fait perdre huit jours dans le détroit de Bab-el-Mandeb.
«La moitié de mon équipage sort de l'embouchure du Gange emportant le choléra bleu, et crève le plus mal à propos du monde. Au fond de la mer Rouge, je trouve la peste, et l'isthme de Suez barré par toute sorte de quarantaines. J'écris sur la bosse d'un chameau, au brave Mackgill une lettre qui a dû lui arriver déchiquetée en barbe d'écrevisse, parfumée de vinaigre et de fumigations aromatiques, tatouée de vingt couleurs comme une peau de Caraïbe, et transmise avec une respectueuse terreur par les pincettes de toutes les santés.
«Au risque de me faire tirer des coups de fusil, je franchis les obstacles des quarantaines, car la peste avait peur du choléra. Étrange délicatesse! Heureusement, j'ai trouvé, flânant le long des côtes, non loin d'Alexandrie, le brave capitaine Peppercul, homme sans préjugés contagionistes, qui a bien voulu, moyennant une somme énorme, me prendre