Voyage en Espagne. Theophile Gautier
verts, formaient un vigoureux repoussoir pour les cimes éloignées et vaporeuses; des villages avec leurs toits de tuiles rouges s'épanouissaient aux pieds des montagnes dans des massifs d'arbres, et je m'attendais à chaque instant à voir sortir Kettly ou Gretly de ces nouveaux chalets. Heureusement l'Espagne ne pousse pas l'opéra-comique jusque-là.
Des torrents capricieux comme des femmes vont et viennent, forment des cascatelles, se divisent, se rejoignent à travers les rochers et les cailloux de la manière la plus divertissante, et servent de prétexte à une multitude de ponts les plus pittoresques du monde. Ces ponts multipliés à l'infini ont un caractère singulier; les arches sont échancrées presque jusqu'au garde-fou, en sorte que la chaussée sur laquelle passe la voiture semble ne pas avoir plus de six pouces d'épaisseur; une espèce de pile triangulaire et formant bastion occupe ordinairement le milieu. Ce n'est pas un état bien fatigant que celui de pont espagnol, il n'y a pas de sinécure plus parfaite: on peut se promener dessous les trois quarts de l'année; ils restent là avec un flegme imperturbable et une patience digne d'un meilleur sort, attendant une rivière, un filet d'eau, un peu d'humidité seulement; car ils sentent bien que leurs arches ne sont que des arcades, et que leur titre de pont est une pure flatterie. Les torrents dont j'ai parlé tout à l'heure ont tout au plus quatre à cinq pouces d'eau; mais ils suffisent pour faire beaucoup de bruit et servent à donner de la vie aux solitudes qu'ils parcourent. De loin en loin, ils font tourner quelque moulin ou quelque usine au moyen d'écluses bâties à souhait pour les paysagistes; les maisons, dispersées dans la campagne par petits groupes, ont une couleur étrange; elles ne sont ni noires, ni blanches, ni jaunes, elles sont couleur de dindes rôties: cette définition, pour être triviale et culinaire, n'en est pas moins d'une vérité frappante. Des bouquets d'arbres et des plaques de chênes verts relèvent heureusement les grandes lignes et les teintes vaporeusement sévères des montagnes. Nous insistons beaucoup sur ces arbres, parce que rien n'est plus rare en Espagne, et que désormais nous n'aurons guère occasion d'en décrire.
Nous changeâmes de mules à Oyarzun, et nous arrivâmes à la tombée de la nuit au village d'Astigarraga, où nous devions coucher. Nous n'avions pas encore tâté de l'auberge espagnole; les descriptions picaresques et fourmillantes de Don Quichotte et de Lazarille de Tormes nous revenaient en mémoire, et tout le corps nous démangeait rien que d'y songer. Nous nous attendions à des omelettes ornées de cheveux mérovingiens, entremêlées de plumes et de pattes, à des quartiers de lard rance avec toutes leurs soies, également propres à faire la soupe et à brosser les souliers, à du vin dans des outres de bouc, comme celles que le bon chevalier de la Manche tailladait si furieusement, et même nous nous attendions à rien du tout, ce qui est bien pis, et nous tremblions de n'avoir rien autre chose à prendre que le frais du soir, et de souper, comme le valeureux don Sanche, d'un air de mandoline tout sec.
Profitant du peu de jour qui nous restait, nous allâmes visiter l'église qui, à vrai dire, avait plutôt l'air d'une forteresse que d'un temple: la petitesse des fenêtres percées en meurtrières, l'épaisseur des murs, la solidité des contre-forts lui donnaient une attitude robuste et carrée, plus guerrière que pensive. Cette forme se reproduit souvent dans les églises d'Espagne. Tout autour régnait une espèce de cloître ouvert, dans lequel était suspendue une cloche d'une forte dimension qu'on fait sonner en agitant le battant avec une corde, au lieu de donner la volée à l'énorme capsule de métal.
Quand on nous mena dans nos chambres, nous fûmes éblouis de la blancheur des rideaux du lit et des fenêtres, de la propreté hollandaise des planchers, et du soin parfait de tous les détails. De belles grandes filles bien découplées avec leurs magnifiques tresses tombant sur les épaules, parfaitement habillées, et ne ressemblant en rien aux maritornes promises, allaient et venaient avec une activité de bon augure pour le souper qui ne se fit pas attendre; il était excellent et fort bien servi. Au risque de paraître minutieux, nous allons en faire la description; car la différence d'un peuple à un autre se compose précisément de ces mille petits détails que les voyageurs négligent pour de grandes considérations poétiques et politiques que l'on peut très-bien écrire sans aller dans le pays.
L'on sert d'abord une soupe grasse, qui diffère de la nôtre en ce qu'elle a une teinte rougeâtre qu'elle doit au safran, dont on la saupoudre pour lui donner du ton. Voilà, pour le coup, de la couleur locale, de la soupe rouge! Le pain est très-blanc, très-serré, avec une croûte lisse et légèrement dorée; il est salé d'une manière sensible aux palais parisiens. Les fourchettes ont la queue renversée en arrière, les pointes plates et taillées en dents de peigne; les cuillers ont aussi une apparence de spatule que n'a pas notre argenterie. Le linge est une espèce de damas à gros grains. Quant au vin, nous devons avouer qu'il était du plus beau violet d'évêque qu'on puisse voir, épais à couper au couteau, et les carafes où il était renfermé ne lui donnaient aucune transparence.
Après la soupe, l'on apporta le puchero, mets éminemment espagnol, ou plutôt l'unique mets espagnol, car on en mange tous les jours d'Irun à Cadix, et réciproquement. Il entre dans la composition d'un puchero confortable un quartier de vache, un morceau de mouton, un poulet, quelques bouts d'un saucisson nommé chorizo, bourré de poivre, de piment et autres épices, des tranches de lard et de jambon, et par là-dessus une sauce véhémente aux tomates et au safran; voici pour la partie animale. La partie végétale, appelée verdura, varie selon les saisons; mais les choux et les garbanzos servent toujours de fond; le garbanzo n'est guère connu à Paris, et nous ne pouvons mieux le définir qu'en disant: «C'est un pois qui a l'ambition d'être un haricot, et qui y réussit trop bien.» Tout cela est servi dans des plats différents, mais on mêle ces ingrédients sur son assiette de manière à produire une mayonnaise très-compliquée et d'un fort bon goût. Cette mixture paraîtra tant soit peu sauvage aux gourmets qui lisent Carême, Brillat-Savarin, Grimod de La Reynière et M. de Cussy; cependant elle a bien son charme et doit plaire aux éclectiques et aux panthéistes. Ensuite viennent les poulets à l'huile, car le beurre est une chose inconnue en Espagne, le poisson frit, truite ou merluche, l'agneau rôti, les asperges, la salade, et, pour dessert, de petits biscuits-macarons, des amandes passées à la poële et d'un goût exquis, du fromage de lait de chèvre, queso de Burgos, qui a une grande réputation qu'il mérite quelquefois. Pour finir, on apporte un cabaret avec du vin de Malaga, de Xérès et de l'eau-de-vie, aguardiente, qui ressemble à de l'anisette de France, et une petite coupe (fuego) remplie de braise pour allumer les cigarettes. Ce repas, avec quelques variantes peu importantes, se reproduit invariablement dans toutes les Espagnes...
Nous partîmes d'Astigarraga au milieu de la nuit; comme il ne faisait pas clair de lune, il se trouve naturellement une lacune dans notre récit. Nous passâmes à Ernani, bourg dont le nom éveille les souvenirs les plus romantiques, sans y rien apercevoir que des tas de masures et de décombres vaguement ébauchés dans l'obscurité. Nous traversâmes, sans nous y arrêter, Tolosa, où nous remarquâmes des maisons ornées de fresques et de gigantesques blasons sculptés en pierre: c'était jour de marché, et la place était couverte d'ânes, de mulets pittoresquement harnachés, et de paysans à mines singulières et farouches.
À force de monter et de descendre, de passer des torrents sur des ponts de pierre sèche, nous arrivâmes enfin à Vergara, lieu de la dînée, avec une satisfaction intime, car nous n'avions plus souvenir de la jicara de chocolate avalée, moitié en dormant, à l'auberge d'Astigarraga.
IV.
VERGARA.--VITTORIA; LE BAILE NACIONAL ET LES HERCULES FRANÇAIS.--LE PASSAGE DE PANCOBBO.--LES ÂNES ET LES LÉVRIERS.--BURGOS.--UNE FONDA ESPAGNOLE.--LES GALÉRIENS EN MANTEAU.--LA CATHÉDRALE.--LE COFFRE DU CID.
À Vergara, qui est l'endroit où fut conclu le traité entre Espartero et Maroto, j'aperçus pour la première fois un prêtre espagnol. Son aspect me parut assez grotesque, quoique je n'aie, Dieu merci, aucune idée voltairienne à l'endroit du clergé; mais la caricature du Basile de Beaumarchais me revint involontairement en mémoire.