Le livre de la pitié et de la mort. Pierre Loti

Le livre de la pitié et de la mort - Pierre Loti


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venir: affreux chiens noirs, aux ongles de chats, en crochets, qui au passage griffaient cruellement d'un coup de patte rapide, puis se perdaient dans les lointains confus.

      Passaient aussi des petites femmes, presque naines, ricanantes, moqueuses, moitié singes (dans la vie réelle, j'en ai rencontré ainsi deux, au milieu d'une solitude africaine dévorée de soleil, sous l'accablement d'un ciel noir, aux environs d'Obock), des petites femmes qui, sans doute, étaient crochues comme les chiens, car, en me croisant, elles me griffaient de même... Et leur souffle aussi était crochu: quand elles me soufflaient au visage, ça cinglait comme des pointes d'aiguilles...

      Mais les mots humains ne peuvent rendre les dessous de cette vision, le mystère et la tristesse de cette plaine ainsi réapparue, tout ce qui s'ébauchait en moi d'inquiétudes désolées rien qu'à contempler ces chétifs arbustes aux longues feuilles pâlies de chaleur...

      Quand je m'éveillai, au petit jour timide qui commençait à filtrer à travers les toiles de ma tente, la notion me revint peu à peu des choses réelles, de l'Afrique, du Maroc, des Beni-Hassem, de notre petit campement isolé au milieu d'immenses pâturages déserts;—alors je reconquis tout de suite une douce impression de chez moi, de sécurité, d'inespéré retour. Et, mon Dieu, bien des gens, que fera sourire ma terreur de ces petites femmes crochues, à ma place se seraient préoccupés peut-être des tribus peu sûres d'alentour, des longues journées d'étape à faire en plein soleil, sans routes à travers les montagnes et sans ponts sur les fleuves. Quant à moi, ce territoire des Beni-Hassem me paraissait comparable à la plus anodine banlieue de Paris—auprès de ce pays de je ne sais quelle planète, de je ne sais où, entrevu au fond des insondables infinis du temps ou de l'espace, pendant les clairvoyances inexpliquées du rêve.

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      (Pour mon fils Samuel quand il saura lire.)

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      J'ai vu souvent, avec une sorte d'inquiétude infiniment triste, l'âme des bêtes m'apparaître au fond de leurs yeux;—l'âme d'un chat, l'âme d'un chien, l'âme d'un singe, aussi douloureuse pour un instant qu'une âme humaine, se révéler tout à coup dans un regard et chercher mon âme à moi, avec tendresse, supplication ou terreur... Et j'ai peut-être eu plus de pitié encore pour ces âmes des bêtes que pour celles de mes frères, parce qu'elles sont sans parole et incapables de sortir de leur demi-nuit, surtout parce qu'elles sont plus humbles et plus dédaignées.

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      Les deux chattes dont je vais conter l'histoire s'associent dans mon souvenir à quelques années relativement heureuses de ma vie.—Oh! des années toutes récentes, mon Dieu, si on les considère dates en main, mais des années qui semblent déjà lointaines, emportées avec la vitesse toujours de plus en plus effroyable du temps, et qui, vues ainsi dans le passé, se colorent presque de derniers reflets d'aube, de dernières lueurs roses de matin et de commencement, en comparaison de l'heure grise présente,—tant nos jours se hâtent de s'assombrir, tant notre chute est rapide dans la nuit...

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      Qu'on me pardonne de les appeler l'une et l'autre «Moumoutte». D'abord je n'ai jamais eu d'imagination pour donner des noms à mes chattes: Moumoutte, toujours;—et leurs petits, invariablement: Mimi. Et puis vraiment il n'existe pas pour moi d'autres noms qui conviennent mieux, qui soient plus chat que ces deux adorables: Mimi et Moumoutte.

      Je garderai donc aux pauvres petites héroïnes de ce récit les noms qu'elles portaient dans leur vie réelle. Pour l'une: Moumoutte Blanche. Pour l'autre: Moumoutte Grise ou Moumoutte Chinoise.

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      Par ordre d'ancienneté, c'est Moumoutte Blanche que je dois présenter d'abord; sur ses cartes de visite, elle avait du reste fait mentionner son titre de première chatte de ma maison:

      MADAME MOUMOUTTE BLANCHE

       Première chatte

      Chez M. Pierre Loti.

      Il remonte à peu près à une dizaine d'années, l'inoubliable joyeux soir où je la vis pour la première fois. C'était un soir d'hiver, à un de mes retours au foyer, après je ne sais quelle campagne en Orient; j'étais arrivé à la maison depuis quelques minutes à peine et, dans le grand salon, je me chauffais devant une flambée de branches, entre maman et tante Claire assises aux deux coins du feu. Tout à coup quelque chose fit irruption en bondissant comme une paume, puis se roula follement par terre, tout blanc, tout neigeux sur le rouge sombre des tapis:

      —Ah! dit tante Claire, tu ne savais pas?... Je te la présente, c'est notre nouvelle «Moumoutte». Que veux-tu, nous nous sommes décidées à en avoir une autre: jusque dans notre petit salon là-bas, une souris était venue nous trouver!

      Il y avait eu chez nous un assez long interrègne sans Moumouttes. Et cela, pour le deuil d'une certaine chatte du Sénégal, ramenée avec moi de là-bas à ma première campagne, et adorée pendant deux ans, qui un beau matin de juin avait, après une courte maladie, exhalé sa petite âme étrangère, en me regardant avec une expression de prière suprême, et puis, que j'avais moi-même enterrée au pied d'un arbre dans notre cour.

      Je ramassai, pour la voir de près, la belle pelote de fourrure qui s'étalait si blanche sur ces tapis rouges. Je la pris à deux mains, bien entendu,—avec ces égards particuliers auxquels je ne manque jamais vis-à-vis des chats et qui leur font tout de suite se dire: Voici un homme qui nous comprend, qui sait nous toucher, qui est de nos amis et aux caresses duquel on peut condescendre avec bienveillance.

      Il était très avenant, le minois de la nouvelle Moumoutte: des yeux tout flambants jeunes, presque enfantins, le bout d'un petit nez rose,—puis plus rien, tout le reste perdu dans les touffes d'une fourrure d'angora, soyeuse, propre, chaude, sentant bon, exquise à frôler et à embrasser. D'ailleurs, coiffée et tachée absolument comme l'autre, comme la défunte Moumoutte du Sénégal,—ce qui peut-être avait décidé le choix de maman et de tante Claire, afin qu'une sorte d'illusion de personnes se fît à la longue dans mon cœur un peu volage... Sur les oreilles, un bonnet bien noir, posé droit et formant bandeau au-dessus des yeux vifs; une courte pèlerine noire jetée sur les épaules, et enfin une queue noire, en panache superbe, agitée d'un perpétuel mouvement de chasse-mouches. La poitrine, le ventre, les pattes étaient blancs comme le duvet d'un cygne, et l'ensemble donnait l'impression d'une grosse houppe de poils, légère, légère, presque sans poids, mue par un capricieux petit mécanisme de nerfs toujours tendus.

      Moumoutte, après cet examen, m'échappa pour recommencer ses jeux. Et, dans ces premières minutes d'arrivée,—forcément mélancoliques parce qu'elles marquent une étape de plus dans la vie—la nouvelle chatte blanche tachée de noir m'obligea de m'occuper d'elle, me sautant aux jambes pour me souhaiter la bienvenue, ou s'étalant par terre, avec une lassitude tout à fait feinte, pour me faire mieux admirer les blancheurs de son ventre et de son cou soyeux. Tout le temps gambada cette Moumoutte, tandis que mes yeux se reposaient avec recueillement sur les deux chers visages qui me souriaient là, un peu vieillis et encadrés de boucles


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