Les Aventures d'Arsène Lupin (La collection complète). Морис Леблан
– Qui ?
– Isilda.
– Qu’on l’interroge ! Waldemar, conduis ton prisonnier chez cette jeune fille.
Lupin montra ses mains liées.
– La bataille sera rude. Puis-je me battre ainsi ?
L’Empereur dit au comte :
– Détache-le… Et tiens-moi au courant…
Ainsi donc, par un brusque effort, en mêlant au débat, hardiment, sans aucune preuve, la vision abhorrée de l’assassin, Arsène gagnait du temps et reprenait la direction des recherches.
« Encore seize heures, se disait-il. C’est plus qu’il ne m’en faut. »
Il arriva au local occupé par Isilda, à l’extrémité des anciens communs, bâtiments qui servaient de caserne aux deux cents gardiens des ruines, et dont toute l’aile gauche, celle-ci précisément, était réservée aux officiers.
Isilda n’était pas là.
Le comte envoya deux de ses hommes. Ils revinrent. Personne n’avait vu la jeune fille.
Pourtant, elle n’avait pu sortir de l’enceinte des ruines. Quant au palais de la Renaissance, il était, pour ainsi dire, investi par la moitié des troupes, et nul n’y pouvait entrer.
Enfin, la femme d’un lieutenant qui habitait le logis voisin, déclara qu’elle n’avait pas quitté sa fenêtre et que la jeune fille n’était pas sortie.
– Si elle n’était pas sortie, s’écria Waldemar, elle serait là, et elle n’est pas là.
Lupin observa :
– Il y a un étage au-dessus ?
– Oui, mais de cette chambre à l’étage, il n’y a pas d’escalier.
– Si, il y a un escalier.
Il désigna une petite porte ouverte sur un réduit obscur. Dans l’ombre on apercevait les premières marches d’un escalier, abrupt comme une échelle.
– Je vous en prie, mon cher comte, dit-il à Waldemar qui voulait monter, laissez-moi cet honneur.
– Pourquoi ?
– Il y a du danger.
Il s’élança, et, tout de suite, sauta dans une soupente étroite et basse.
Un cri lui échappa :
– Oh !
– Qu’y a-t-il ? fit le comte débouchant à son tour.
– Ici… sur le plancher… Isilda…
Il s’agenouilla, mais aussitôt, au premier examen, il reconnut que la jeune fille était tout simplement étourdie, et qu’elle ne portait aucune trace de blessure, sauf quelques égratignures aux poignets et aux mains.
Dans sa bouche, formant bâillon, il y avait un mouchoir.
– C’est bien cela, dit-il. L’assassin était ici, avec elle. Quand nous sommes arrivés, il l’a frappée d’un coup de poing, et il l’a bâillonnée pour que nous ne puissions entendre les gémissements.
– Mais par où s’est-il enfui ?
– Par là… tenez… Il y a un couloir qui fait communiquer toutes les mansardes du premier étage.
– Et de là ?
– De là, il est descendu par l’escalier d’un des logements.
– Mais on l’aurait vu !
– Bah ! Est-ce qu’on sait ? Cet être-là est invisible. N’importe ! Envoyez vos hommes aux renseignements. Qu’on fouille toutes les mansardes et tous les logements du rez-de-chaussée !
Il hésita. Irait-il, lui aussi, à la poursuite de l’assassin ? Mais un bruit le ramena vers la jeune fille. Elle s’était relevée et une douzaine de pièces d’or roulaient de ses mains. Il les examina. Toutes étaient françaises.
– Allons, dit-il, je ne m’étais pas trompé. Seulement, pourquoi tant d’or ? En récompense de quoi ?
Soudain, il aperçut un livre à terre et se baissa pour le ramasser. Mais d’un mouvement rapide, la jeune fille se précipita, saisit le livre, et le serra contre elle avec une énergie sauvage, comme si elle était prête à le défendre contre toute entreprise.
– C’est cela, dit-il, des pièces d’or ont été offertes contre le volume, mais elle refuse de s’en défaire. D’où les égratignures aux mains. L’intéressant serait de savoir pourquoi l’assassin voulait posséder ce livre. Avait-il pu, auparavant, le parcourir ?
Il dit à Waldemar :
– Mon cher comte, donnez l’ordre, s’il vous plaît…
Waldemar fit un signe. Trois de ses hommes se jetèrent sur la jeune fille, et, après une lutte acharnée où la malheureuse trépigna de colère et se tordit sur elle-même en poussant des cris, on lui arracha le volume.
– Tout doux, l’enfant, disait Lupin, du calme… C’est pour la bonne cause, tout cela… Qu’on la surveille ! Pendant ce temps, je vais examiner l’objet du litige.
C’était, dans une vieille reliure qui datait au moins d’un siècle, un tome dépareillé de Montesquieu, qui portait ce titre : Voyage au Temple de Gnide. Mais à peine Lupin l’eut-il ouvert qu’il s’exclama :
– Tiens, tiens, c’est bizarre. Sur le recto de chacune des pages, une feuille de parchemin a été collée, et sur cette feuille, sur ces feuilles, il y a des lignes d’écriture, très serrées et très fines.
Il lut, tout au début :
« Journal du chevalier Gilles de Mairèche, domestique français de son Altesse Royale le prince de Deux-Ponts-Veldenz, commencé en l’an de grâce 1794. »
– Comment, il y a cela ? dit le comte…
– Qu’est-ce qui vous étonne ?
– Le grand-père d’Isilda, le vieux qui est mort il y a deux ans, s’appelait Malreich, c’est-à-dire le même nom germanisé.
– À merveille ! Le grand-père d’Isilda devait être le fils ou le petit-fils du domestique français qui écrivait son journal sur un tome dépareillé de Montesquieu. Et c’est ainsi que ce journal est passé aux mains d’Isilda.
Il feuilleta au hasard :
« 15 septembre 1796. – Son Altesse a chassé.
« 20 septembre 1796. – Son Altesse est sortie à cheval. Elle montait Cupidon. »
– Bigre, murmura Lupin, jusqu’ici, ce n’est pas palpitant. Il alla plus avant :
« 12 mars 1803. – J’ai fait passer dix écus à Hermann. Il est cuisinier à Londres. »
Lupin se mit à rire.
– Oh ! Oh ! Hermann est détrôné. Le respect dégringole.
– Le grand-duc régnant, observa Waldemar, fut en effet chassé de ses états par les troupes françaises.
Lupin continua :
« 1809. – Aujourd’hui, mardi, Napoléon a couché à Veldenz. C’est moi qui ai fait le lit de Sa Majesté, et qui, le lendemain, ai vidé ses eaux de toilette. »
– Ah ! dit Lupin, Napoléon s’est arrêté à Veldenz ?
– Oui, oui, en rejoignant son armée, lors de la campagne d’Autriche, qui devait aboutir à Wagram. C’est un honneur dont la famille ducale, par la suite, était très fière.