Les Aventures d'Arsène Lupin (La collection complète). Морис Леблан
d’aviser, sur le trottoir opposé à la grille, sa silhouette gracieuse et son sourire d’enfant.
Ils s’en revinrent ensemble.
– Et ton secrétaire ?
– Une pure merveille ! Hortense et moi, nous avons fait les cuivres. On dirait de l’or.
– Ainsi tu es contente ?
– Si je suis contente ! C’est-à-dire que je ne sais pas comment j’ai pu m’en passer jusqu’ici.
Ils traversèrent le jardin qui précède la maison. M. Gerbois proposa :
– Nous pourrions aller le voir avant le déjeuner ?
– Oh ! oui, c’est une bonne idée.
Elle monta la première, mais, arrivée au seuil de sa chambre, elle poussa un cri d’effarement.
– Qu’y a-t-il donc ? balbutia M. Gerbois.
À son tour il entra dans la chambre. Le secrétaire n’y était plus.
Ce qui étonna le juge d’instruction, c’est l’admirable simplicité des moyens employés. En l’absence de Suzanne, et tandis que la bonne faisait son marché, un commissionnaire muni de sa plaque – des voisins la virent – avait arrêté sa charrette devant le jardin et sonné par deux fois. Les voisins, ignorant que la bonne était dehors, n’eurent aucun soupçon, de sorte que l’individu effectua sa besogne dans la plus absolue quiétude.
À remarquer ceci : aucune armoire ne fut fracturée, aucune pendule dérangée. Bien plus, le porte-monnaie de Suzanne, qu’elle avait laissé sur le marbre du secrétaire, se retrouva sur la table voisine avec les pièces d’or qu’il contenait. Le mobile du vol était donc nettement déterminé, ce qui rendait le vol d’autant plus inexplicable, car, enfin, pourquoi courir tant de risques pour un butin si minime ?
Le seul indice que put fournir le professeur fut l’incident de la veille.
– Tout de suite ce jeune homme a marqué, de mon refus, une vive contrariété, et j’ai eu l’impression très nette qu’il me quittait sur une menace.
C’était bien vague. On interrogea le marchand. Il ne connaissait ni l’un ni l’autre de ces deux messieurs. Quant à l’objet, il l’avait acheté quarante francs à Chevreuse, dans une vente après décès, et croyait bien l’avoir revendu à sa juste valeur. L’enquête poursuivie n’apprit rien de plus.
Mais M. Gerbois resta persuadé qu’il avait subi un dommage énorme. Une fortune devait être dissimulée dans le double-fond d’un tiroir, et c’était la raison pour laquelle le jeune homme, connaissant la cachette, avait agi avec une telle décision.
– Mon pauvre père, qu’aurions-nous fait de cette fortune ? répétait Suzanne.
– Comment ! Mais avec une pareille dot, tu pouvais prétendre aux plus hauts partis.
Suzanne, qui bornait ses prétentions à son cousin Philippe, lequel était un parti pitoyable, soupirait amèrement. Et dans la petite maison de Versailles, la vie continua, moins gaie, moins insouciante, assombrie de regrets et de déceptions.
Deux mois se passèrent. Et soudain, coup sur coup, les événements les plus graves, une suite imprévue d’heureuses chances et de catastrophes ! …
Le 1er février, à cinq heures et demie, M. Gerbois, qui venait de rentrer, un journal du soir à la main, s’assit, mit ses lunettes et commença de lire. La politique ne l’intéressant pas, il tourna la page. Aussitôt un article attira son attention, intitulé :
« Troisième tirage de la loterie des Associations de la Presse.
« Le numéro 514 – série 23, gagne un million… »
Le journal lui glissa des doigts. Les murs vacillèrent devant ses yeux, et son cœur cessa de battre. Le numéro 514 – série 23, c’était son numéro !
Il l’avait acheté par hasard, pour rendre service à l’un de ses amis, car il ne croyait guère aux faveurs du destin, et voilà qu’il gagnait !
Vite, il tira son calepin. Le numéro 514 – série 23 était bien inscrit, pour mémoire, sur la page de garde. Mais le billet ?
Il bondit vers son cabinet de travail pour y chercher la boîte d’enveloppes parmi lesquelles il avait glissé le précieux billet, et dès l’entrée il s’arrêta net, chancelant de nouveau et le cœur contracté, la boîte d’enveloppes ne se trouvait pas là, et, chose terrifiante, il se rendait subitement compte qu’il y avait des semaines qu’elle n’était pas là ! Depuis des semaines, il ne l’apercevait plus devant lui aux heures où il corrigeait les devoirs de ses élèves !
Un bruit de pas sur le gravier du jardin… Il appela :
– Suzanne ! Suzanne !
Elle arrivait de course. Elle monta précipitamment. Il bégaya d’une voix étranglée :
– Suzanne… la boîte… la boîte d’enveloppes ?…
– Laquelle ?
– Celle du Louvre… que j’avais rapportée un jeudi… et qui était au bout de cette table.
– Mais rappelle-toi, père… c’est ensemble que nous l’avons rangée…
– Quand ?
– Le soir… tu sais… la veille du jour…
– Mais où ?… Réponds… tu me fais mourir…
– Où ? … Dans le secrétaire.
– Dans le secrétaire qui a été volé ?
– Oui.
– Dans le secrétaire qui a été volé !
Il répéta ces mots tout bas, avec une sorte d’épouvante. Puis il lui saisit la main, et d’un ton plus bas encore :
– Elle contenait un million, ma fille…
– Ah ! père, pourquoi ne me l’as-tu pas dit ? murmura-t-elle naïvement.
– Un million ! reprit-il, c’était le numéro gagnant des bons de la Presse.
L’énormité du désastre les écrasait, et longtemps ils gardèrent un silence qu’ils n’avaient pas le courage de rompre.
Enfin Suzanne prononça :
– Mais, père, on te le paiera tout de même.
– Pourquoi ? Sur quelles preuves ?
– Il faut donc des preuves ?
– Parbleu !
– Et tu n’en as pas ?
– Si, j’en ai une.
– Alors ?
– Elle était dans la boîte.
– Dans la boîte qui a disparu ?
– Oui. Et c’est l’autre qui touchera.
– Mais ce serait abominable ! Voyons, père, tu pourras t’y opposer ?
– Est-ce qu’on sait ! Est-ce qu’on sait ! Cet homme doit être si fort ! Il dispose de telles ressources ! … Souviens-toi… l’affaire de ce meuble…
Il se releva dans un sursaut d’énergie, et frappant du pied :
– Eh bien, non, non, il ne l’aura pas, ce million, il ne l’aura pas ! Pourquoi l’aurait-il ? Après tout, si habile qu’il soit, lui non plus ne peut rien faire. S’il se présente pour toucher, on le coffre ! Ah ! nous verrons bien, mon bonhomme !
– Tu as donc une idée, père ?
– Celle de défendre nos droits, jusqu’au bout, quoi qu’il arrive ! Et nous réussirons ! … Le million est à moi