La Tétralogie de l'Anneau du Nibelung. Рихард Вагнер
tous les cas, la seule récompense que j'attende, c'est que le Public veuille bien, par respect pour Richard Wagner, par souci de son propre plaisir, de son propre profit moral, lire ce volume avec méthode.
La méthode? Ne découle-t-elle pas de ce long Essai? A qui m'a suivi jusqu'ici, ai-je besoin d'expliquer pourquoi je le supplie de lire d'abord les Drames, une première fois, sans jamais se reporter aux Notes (sauf dans les cas, très rares d'ailleurs, où le sens lui paraîtrait obscur)? Qu'il les vive à plein cœur, ces Drames! Qu'il ne s'en laisse point détourner par tels détails philologiques! Ces détails ont leur importance à qui veut approfondir l'œuvre, ils sont indispensables, certes; mais ils sont inutiles à qui ne veut que la sentir, et c'est de la sentir qu'il s'agit surtout[127-1]. Je ne doute pas que le lecteur, du reste, n'ait ensuite la curiosité,—le besoin, même,—d'aller plus loin.
Qu'il fasse alors des quatre Drames, à loisir, une seconde étude, s'arrêtant à chacune des notes: qu'il s'aide des unes pour deviner certaines beautés intraduisibles; des autres, pour pénétrer mieux le symbolisme des poèmes; d'autres, enfin, pour constater, comparant ces poèmes aux sources, le sublime génie créateur et transformateur de Richard Wagner[128-1].
De ces Notes, qu'il remonte aux pages que tour à tour elles confirment, préparent ou complètent: aux pages où mon ami Edmond Barthélemy, dans ce même volume, lui révélera combien de siècles d'Humanité, scandinave, germanique, ou simplement—humaine, stratifiés autour des racines de cette immense Tétralogie, circulent infiltrés dans sa sève, y viennent des profondeurs ressusciter en Drames, verdoyer en frondaisons de Songe, s'épanouir en floraisons de Pensée féconde et rédemptrice.
Sur Wagner Dramaturge, alors,—sur Wagner Créateur,—et sur Wagner Penseur,—chacun, je suis tranquille, sera pleinement édifié.
Il ne lui restera plus qu'à savoir se servir des notions qu'il aura recueillies, des idées personnelles qui l'obséderont en foule, car on s'est bien gardé de lui tout dire ici même: pour élargir les unes, pour vérifier les autres, il consultera l'un des ouvrages de Critique[131-1] que j'ai recommandés en ce travail.
Puis, comme ni les Poèmes, ni leur Annotation, ni leur Glose, et ni même nul monument critique n'auront suffi à satisfaire les aspirations nées en lui, il finira—par où l'on commence à présent: il cherchera, dans la Musique, tout ce que le Poème n'a pu, n'a voulu exprimer.
S'il lui est impossible d'aller à Bayreuth, il prendra, à défaut d'une Partition d'orchestre, une Partition pour piano: en s'efforçant de s'y rendre compte (même avec le livret Wilder qui l'accompagne) des réactions verbales, plastiques et musicales de la quadruple symphonie; en s'aidant, pour faire cet effort, et des passages correspondants de la présente Traduction en prose, et de leur Commentaire musicographique.
S'il lui est impossible aussi, par manque de temps, par manque d'éducation spéciale, par toute autre raison quelconque, de s'instruire en une Partition, ou même si cela lui fut possible: qu'il aille, soit! aux concerts publics,—qu'il aille à l'Opéra s'il veut, ou à Lyon, ou à Bruxelles... Plus rien de La «Valkyrie» ne l'y désorientera: de lecteur, devenu spectateur, mieux préparé que nul autre à ces représentations, il saura que ce qui, là, semble incompréhensible, antidramatique même parfois, semble tel uniquement parce qu'elle est amputée, cette infortunée «Valkyrie», du Tout indivisible dont elle est un acte! Mieux que nul autre, il pourra mesurer quel fut le génie de Richard Wagner, pour que dénaturées, tronquées, atténuées, ses œuvres dramatiques n'en apparaissent pas moins, dans tous leurs détails, surhumaines: mais qu'il se souvienne bien que sous cette forme scénique, pour laquelle elles ne furent point faites, elles sont des copies infidèles, des produits ambigus, funestes à notre Art[132-1], corrupteurs pour nos musiciens, déconcertants pour le Public, traîtres à la pensée de Wagner, traîtres à l'Art qu'il a voulu!—Qu'il s'imagine, ce spectateur, privé de la poésie du texte wagnérien (par la traduction musicale française); privé d'une déclamation pure (par les différences des deux langues et par les habitudes des chanteurs d'opéras); privé de toute netteté dans l'articulation (par la prédominance fâcheuse de l'orchestre dans nos théâtres); privé des conditions d'acoustique et d'optique qui, concentrant son attention, lui feraient tôt accepter, comme des réalités, les Symboles les plus fantastiques de la Légende: qu'il s'imagine, ce spectateur, ce qu'est le Drame de Richard Wagner, représenté comme il doit l'être[132-2]! Qu'il apprenne à le désirer tel, intégralement.
Mais surtout, qu'il médite sur l'Art, et sur ce que serait un Peuple aux yeux duquel de pareils Drames, issus des sources nationales, deviendraient le signe de son Art, l'expression artistique de sa vie nationale, l'organe particulier de son humanité générale[134-1]; qu'il médite, et, quoi que j'aie pu dire, qu'il n'ait point de «honte» pour notre Patrie: l'Allemagne, l'Europe, le Monde, hélas! ne sont pas mieux partagés qu'elle.
L'Allemagne?—Lorsque Richard Wagner, malgré l'hostilité de sa race, dont il est la vivante synthèse articulée, fut parvenu, à force de persévérance, à fonder à Bayreuth son Théâtre Idéal, et à y faire représenter, en quatre jours consécutifs, du 13 au 18 août 1876, devant un public enthousiaste, la Tétralogie de L'Anneau du Nibelung: «A présent,» put-il s'écrier, «à présent, Messieurs, vous avez Un Art!» (Jetzt, meine Herren, habt Ihr eine Kunst!) Paroles redoutables! Hautes paroles: non d'orgueil, pauvres mesquines âmes d'affreux Zoïles! mais d'ambition sublime et désintéressée pour son pays,—qui ne comprit guère: «Maintenant», dit-il encore, «c'est à vous à vouloir!» Ah! oui... Ses illusions furent de courte durée: «Il fut clair», notait-il quelques années plus tard, «que mon objet plus réel que personnel n'avait pas même encore été compris, et alors pas une seule branche de l'autorité gouvernementale, même en présence de cet heureux résultat, ne put être amenée à faire un effort pour obtenir ce qui avait été démontré ainsi être entièrement possible, pour l'amélioration de l'art national[135-1].» Et Wagner, qui souvent fut moins tendre pour nous, ajoutait avec amertume: «S'il était arrivé en France, à l'époque de la plus grande gloire nationale, que, dans un cas identique, un artiste, déjà dignement connu par ses œuvres, eut cherché à fonder une institution d'une haute importance nationale pour la conservation et l'encouragement de l'Art le plus noble des grands maîtres de sa race, et eût demandé le concours de ses compatriotes, dans un tel cas, il ne peut être mis en doute que l'État aurait mis tous ses soins à l'assister. En France, il y aurait eu au moins un tel degré de compréhension de son but, qu'on aurait vu clairement qu'il y avait là une chose destinée à provoquer une manifestation particulièrement caractéristique de la part des pouvoirs de la nation, et que l'heureuse réalisation de cette entreprise serait un grand honneur national[136-1].»
Hélas! nous avons de bonnes raisons d'être assurés, pour notre part, de l'indifférence des «pouvoirs» publics actuels de notre Patrie. Mais nous n'en avons pas de moins bonnes d'avoir confiance en la Nation: c'est à elle que s'appliquent ces paroles de Fénelon[136-2]: «Les naturels vifs sont capables de terribles égarements, les passions et la présomption les entraînent; mais aussi ils ont de grandes ressources et reviennent souvent de loin.» Et voici qui, du même, s'applique au Peuple Allemand: «Les naturels indolents échappent à toutes les sollicitations: ils ne sont jamais où ils doivent être, ils écoutent tout et ne sentent rien.» Aussi semble-t-il bien que Wagner, sur la fin de sa vie, ait désespéré: «A tout hasard, l'expérience d'une longue vie m'a appris, à mes dépens, que le plus sérieux soutien d'une cause si purement idéale ne peut pas être attendu du peuple en général tel qu'il existe aujourd'hui dans notre Allemagne unifiée. L'art allemand ne sera jamais placé dans une position de sécurité par l'acte volontaire de la nation allemande, mais il sera délivré par l'accident de quelque concours individuel isolé[136-3]» De même il écrivait, aux Bayreuther Blätter, en 1878: «L'esprit allemand serait-il donc mort? La foi seule empêche de le penser!»
Peu nous importe, à nous, que «l'esprit allemand» soit mort. Mais il nous importe beaucoup que ne soit pas perdue, pour notre Art, en quelque idiome humain qu'elle se soit exprimée,