Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799). Gaffarel Paul

Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799) - Gaffarel Paul


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du général en chef[36], et ils échappèrent au châtiment qu'ils méritaient si bien.

      Le désordre continua, depuis la compagnie Flachat[37] qui volait cinq millions à la fois, jusqu'aux simples gardes de magasins qui grappillaient sur les fournitures, et tous ces vols, toutes ces tromperies retombaient sur les malheureux Italiens. À vrai dire le corps expéditionnaire tout entier, à l'exception de son chef et de quelques officiers ou soldats, dont l'âme était trop bien située pour accepter de pareils moyens de s'enrichir, l'armée française puisait à pleines mains dans les trésors italiens. Certes les Lombards faisaient un dur apprentissage de la liberté. Il était grand temps pour eux qu'un ordre relatif s'établit. Heureusement l'Autriche fut définitivement vaincue, et Bonaparte, qui lui avait imposé presque sous les murs de Vienne les préliminaires de Leoben, revint à Milan pour y jouir de sa gloire et organiser sa conquête.

       Table des matières

      Malgré la tyrannie française, malgré les spoliations iniques de nos agents, les patriotes italiens n'avaient pas désespéré. Ils ne pouvaient croire que la France les rendrait à l'Autriche, et, au lieu d'assurer leur indépendance, confirmerait leur servitude. Même aux plus mauvais jours de l'occupation française, ils s'étaient toujours comportés comme de sincères alliés. Non seulement ils avaient payé toutes les contributions de guerre, mais encore ils avaient organisé des régiments[38] et rendu à Bonaparte de réels services en tenant garnison dans les places fortes et en lui servant de troupes de réserves. Le général en chef leur avait à plusieurs reprises exprimé sa satisfaction. Dès le mois de juin 1796, c'est-à-dire avant que les grands coups n'eussent été portés contre les Autrichiens, avant que la question militaire par conséquent n'eut été tranchée en notre faveur, voici comment il s'exprimait sur le compte des Lombards dans un rapport[39] au Directoire: «La municipalité de Milan, celle des principales villes de la Lombardie m'ont manifesté le vœu d'envoyer des députés à Paris. Le citoyen Serbelloni est à la tête. Il est patriote, ce qui a produit ici un effet d'autant plus avantageux qu'il jouit d'une grande considération, étant de la première famille du Milanais, et fort riche. Ces députés ont manifesté leurs vœux ici contre la maison d'Autriche. Ils savent qu'il n'y aurait plus de sûreté pour eux dans un retour. La Lombardie est parfaitement tranquille. Les chansons politiques sont dans la bouche de tout le monde. L'on s'accoutume ici à la liberté. La jeunesse se présente en foule pour demander du service dans nos corps; nous n'en acceptons pas, parce que cela est contraire, je crois, aux lois: mais peut-être serait-il utile de former un bataillon de Lombards, qui, commandés par des Français, nous aiderait à contenir le pays. Je ne ferai rien sur un objet aussi important et délicat sans vos ordres.»

      Bonaparte n'avait donc pas encore d'idée bien arrêtée, mais ses sympathies étaient visibles. Il ne demandait pas mieux que d'utiliser[40] les bonnes dispositions des Lombards, sauf à les récompenser de leur dévouement à la paix générale. Au fur et à mesure que grandirent ses pensées, en même temps qu'augmentèrent ses victoires, il comprit la nécessité de s'attacher les Lombards par les liens de la reconnaissance et de l'intérêt, et ne cessa de prendre en main leur cause, de les protéger contre les exactions de ses agents, et de les rassurer sur l'avenir. Un peu avant Leoben, quand le bruit commença à se répandre de la chute et du partage projeté de Venise, les Lombards prirent peur, et envoyèrent une députation au général victorieux. Ce dernier s'empressa de les rassurer: «Vous demandez des assurances pour votre indépendance à venir, leur répondit-il[41], mais ces assurances ne sont-elles pas dans les victoires que l'armée d'Italie remporte chaque jour? Chacune de ces victoires est une ligne de votre charte constitutionnelle. Les faits tiennent lieu d'une déclaration par elle-même puérile. Vous ne doutez pas de l'intérêt et du désir bien prononcé qu'a le gouvernement de vous constituer libres et indépendants.» Depuis le jour de son entrée à Milan, Bonaparte n'avait donc pas varié dans l'expression de ses désirs, et, bien qu'il eût constamment refusé de prendre un engagement définitif, les Lombards avaient le droit de compter sur lui.

      Le moment était venu de réaliser ces promesses. Ce fut la grande préoccupation de Bonaparte dès son retour à Milan. Comme il était par sa famille et son origine à demi Italien, il chercha à satisfaire les vœux et les aspirations des Italiens, non pas seulement pour acquérir une facile popularité, mais parce que c'était réellement une grande idée, féconde en résultats, que celle de créer dans la péninsule des États libres, et intéressés à conserver l'alliance de la nation qui leur aurait procuré l'indépendance. L'amitié certaine de la Lombardie valait bien mieux pour la France que sa conquête. En rendant la liberté aux Lombards, en les entourant du prestige d'une révolution pacifique, non seulement les Français se délivraient de l'embarras de tenir des garnisons sur les derrières de leur armée, et se ménageaient de précieux auxiliaires, mais encore ils se voyaient secondés par ceux qui autrement eussent été leurs ennemis. Bonaparte ne l'ignorait pas. Il était donc parfaitement résolu à créer une république indépendante; mais, avant de se prononcer d'une façon définitive, il voulut étudier le terrain et se rendre compte de l'état des esprits.

      Telles n'étaient pas les intentions du Directoire. Il n'avait autorisé la marche en avant de Bonaparte et l'occupation des provinces italiennes de l'Autriche qu'avec l'arrière-pensée de les restituer à titre de compensation territoriale contre la Belgique. Aussi n'avait-il jamais consenti à prendre un engagement quelconque vis-à-vis des Lombards. Bonaparte pensait autrement, et, comme il n'était déjà plus de ceux auxquels un gouvernement régulier impose des volontés, comme il se sentait indispensable et se souciait peu des instructions les plus formelles, il ne tint aucun compte des sentiments bien connus du Directoire, et résolut, cette fois encore, de n'agir qu'à sa guise et au mieux de ses intérêts.

      Il s'était installé à Montebello ou Mombello, près de Milan, dans un magnifique palais qui devint aussitôt le centre des affaires et la véritable capitale. Sa mère et sa femme l'y avaient rejoint, ainsi que sa sœur Pauline, ses frères Joseph et Louis, et son oncle Fesch. Ils l'aidaient à faire les honneurs de cette fastueuse résidence. On eût dit la cour d'un souverain. L'étiquette la plus sévère régnait. Le temps était passé des brusqueries jacobines. Aides de camp en grande tenue, nombreux domestiques en livrée correcte, voitures de gala, dîners en public, audiences solennelles et particulières, rien ne manquait à Mombello. Le Napolitain Gallo, l'Autrichien Merfeldt étaient ses hôtes habituels. Melzi, Serbelloni, et les chefs de l'aristocratie milanaise, ainsi que les représentants de tous les princes allemands ou italiens étaient accourus auprès de lui et le sollicitaient avec plus d'ardeur qu'un souverain légitime. Dans son cortège figuraient les généraux des autres armées de la République attirés par sa réputation, des agents du Directoire qui saluaient en lui leur maître futur, des savants[42] et des artistes qu'il captivait par de gracieuses avances. «Ce n'était déjà plus le général d'une république triomphante[43]. C'était un conquérant pour son propre compte imposant ses lois aux vaincus.»

      Les Lombards surtout, dont les destinées se réglaient alors, entouraient l'heureux général et s'efforçaient de surprendre le secret de ses résolutions; mais Bonaparte acceptait leurs avances, les écoutait tous et restait impénétrable. Il voulait voir les partis venir à lui.

      Il y avait en effet déjà dans cette Lombardie, à peine émancipée du joug autrichien, deux partis, les modérés et les exaltés. Les modérés appartenaient à la bourgeoisie et aux nobles qui, dès le début, s'étaient jetés dans nos bras. Serbelloni, Melzi, Visconti, Contarini, Litta, Morosini, en étaient les chefs les plus marquants. Les modérés croyaient sincèrement à l'avenir de la patrie italienne. Ils acceptaient la domination française, mais comme une nécessité temporaire[44]. Leur foi dans les destinées italiennes était inébranlable, peut-être même un peu naïve. Les uns auraient accepté le roi de Sardaigne comme souverain, car c'eût été le moyen d'arriver plus vite à constituer une Italie une et indépendante; les autres se seraient volontiers accommodés de Bonaparte. Il est certain que des ouvertures lui furent faites en ce sens. On a conservé une lettre[45] fort intéressante, qui sans doute n'est pas


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