Histoire d'un casse-noisette. Alexandre Dumas
Si vous étiez de grandes personnes, à la bonne heure.
—Voilà pourtant nos conditions, sinon, prisonnier à perpétuité.
—Mon cher Henri, vous êtes un enfant charmant, élevé à ravir, et cela m'étonnera fort si vous ne devenez pas un jour un homme d'État très-distingué; déliez-moi, et je ferai tout ce que vous voudrez.
—Parole d'honneur?
—Parole d'honneur.
Au même instant, je sentis les mille fils qui me retenaient se détendre; chacun avait mis la main à l'oeuvre de ma délivrance, et, au bout d'une demi-minute, j'étais rendu à liberté.
Or, comme il faut tenir sa parole, même quand elle est donnée des enfants, j'invitai mes auditeurs à s'asseoir commodément, afin qu'ils pussent passer sans douleur de l'audition au sommeil, et, quand chacun eut pris sa place, je commençai ainsi:
HISTOIRE D'UN CASSE-NOISETTE
Le parrain Drosselmayer
Il y avait une fois, dans la ville de Nuremberg, un président fort considéré qu'on appelait M. le président Silberhaus, ce qui veut dire maison d'argent.
Ce président avait un fils et une fille.
Le fils, âgé de neuf ans, s'appelait Fritz.
La fille, âgée de sept ans et demi, s'appelait Marie.
C'étaient deux jolis enfants, mais si différents de caractère et de visage, qu'on n'eût jamais cru que c'étaient le frère et la soeur.
Fritz était un bon gros garçon, joufflu, rodomont, espiègle, frappant du pied à la moindre contrariété, convaincu que toutes les choses de ce monde étaient créées pour servir à son amusement ou subir son caprice, et demeurant dans cette conviction jusqu'au moment où le docteur, impatienté de ses cris et de ses pleurs, ou de ses trépignements, sortait de son cabinet, et, levant l'index de la main droite à la hauteur de son sourcil froncé, disait ces seules paroles:
—Monsieur Fritz!…
Alors Fritz se sentait pris d'une énorme envie de rentrer sous terre.
Quant à sa mère, il va sans dire qu'à quelque hauteur qu'elle levât le doigt ou même la main, Fritz n'y faisait aucune attention.
Sa soeur Marie, tout au contraire, était une frêle et pâle enfant, aux longs cheveux bouclés naturellement et tombant sur ses petites épaules blanches, comme une gerbe d'or mobile et rayonnante sur un vase d'albâtre. Elle était modeste, douce, affable, miséricordieuse à toutes les douleurs, même à celles de ses poupées; obéissante au premier signe de madame la présidente, et ne donnant jamais un démenti même à sa gouvernante, mademoiselle Trudchen; ce qui fait que Marie était adorée de tout le monde.
Or, le 24 décembre de l'année 17… était arrivé. Vous n'ignorez pas, mes petits amis, que le 24 décembre est la veille de la Noël, c'est-à-dire du jour où l'enfant Jésus est né dans une crèche, entre un âne et un boeuf. Maintenant, je vais vous expliquer une chose.
Les plus ignorants d'entre vous ont entendu dire que chaque pays a ses habitudes, n'est-ce pas? et les plus instruits savent sans doute déjà que Nuremberg est une ville d'Allemagne fort renommée pour ses joujoux, ses poupées et ses polichinelles, dont elle envoie de pleines caisses dans tous les autres pays du monde; ce qui fait que les enfants de Nuremberg doivent être les plus heureux enfants de la terre, à moins qu'ils ne soient comme les habitants d'Ostende, qui n'ont des huîtres que pour les regarder passer.
Donc, l'Allemagne, étant un autre pays que la France, a d'autres habitudes qu'elle. En France, le premier jour de l'an est le jour des étrennes, ce qui fait que beaucoup de gens désiraient fort que l'année commençât toujours par le 2 janvier. Mais, en Allemagne, le jour des étrennes est le 24 décembre, c'est-à-dire la veille de la Noël. Il y a plus, les étrennes se donnent, de l'autre côté du Rhin, d'une façon toute particulière: on plante dans le salon un grand arbre, on le place au milieu d'une table, et à toutes ses branches on suspend les joujoux que l'on veut donner aux enfants; ce qui ne peut pas tenir sur les branches, on le met sur la table; puis on dit aux enfants que c'est le bon petit Jésus qui leur envoie leur part des présents qu'il à reçus des trois rois mages, et, en cela, on ne leur fait qu'un demi-mensonge, car, vous le savez, c'est de Jésus que nous viennent tous les biens de ce monde.
Je n'ai pas besoin de vous dire que, parmi les enfants favorisés de Nuremberg, c'est-à-dire parmi ceux qui à la Noël recevaient le plus de joujoux de toutes façons, étaient les enfants du président Silberhaus; car, outre leur père et leur mère qui les adoraient, ils avaient encore un parrain qui les adorait aussi et qu'ils appelaient parrain Drosselmayer.
Il faut que je vous fasse en deux mots le portrait de cet illustre personnage, qui tenait dans la ville de Nuremberg une place presque aussi distinguée que celle du président Silberhaus.
Parrain Drosselmayer conseiller de médecine, n'était pas un joli garçon le moins du monde, tant s'en faut. C'était un grand homme sec, de cinq pieds huit pouces, qui se tenait fort voûté, ce qui faisait que, malgré ses longues jambes, il pouvait ramasser son mouchoir, s'il tombait à terre, presque sans se baisser. Il avait le visage ridé comme une pomme de reinette sur laquelle a passé la gelée d'avril. A la place de son oeil droit était un grand emplâtre noir; il était parfaitement chauve, inconvénient auquel il parait en portant une perruque gazonnante et frisée, qui était un fort ingénieux morceau de sa composition fait en verre filé; ce qui le forçait, par égard pour ce respectable couvre-chef, de porter sans cesse son chapeau sous le bras. Au reste, l'oeil qui lui restait était vif et brillant, et semblait faire non seulement sa besogne, mais celle de son camarade absent, tant il roulait rapidement autour d'une chambre dont parrain Drosselmayer désirait d'un seul regard embrasser tous les détails, ou s'arrêtait fixement sur les gens dont il voulait connaître les plus profondes pensées.
Or, le parrain Drosselmayer qui, ainsi que nous l'avons dit, était conseiller de médecine, au lieu de s'occuper, comme la plupart de ses confrères, à tuer correctement, et selon les règles, les gens vivants, n'était préoccupé que de rendre, au contraire, la vie aux choses mortes, c'est-à-dire qu'à force d'étudier le corps des hommes et des animaux, il était arriv connaître tous les ressorts de la machine, si bien qu'il fabriquait des hommes qui marchaient, qui saluaient, qui faisaient des armes; des dames qui dansaient, qui jouaient du clavecin, de la harpe et de la viole; des chiens qui couraient, qui rapportaient et qui aboyaient; des oiseaux qui volaient, qui sautaient et qui chantaient; des poissons qui nageaient et qui mangeaient. Enfin, il en était même venu à faire prononcer aux poupées et aux polichinelles quelques mots peu compliqués, il est vrai, comme papa, maman, dada; seulement, c'était d'une voix monotone et criarde qui attristait, parce qu'on sentait bien que tout cela était le résultat d'une combinaison automatique, et qu'une combinaison automatique n'est toujours, à tout prendre, qu'une parodie des chefs-d'oeuvre du Seigneur.
Cependant, malgré toutes ces tentatives infructueuses, parrain Drosselmayer ne désespérait point et disait fermement qu'il arriverait un jour à faire de vrais hommes, de vraies femmes, de vrais chiens, de vrais oiseaux et de vrais poissons. Il va sans dire que ses deux filleuls, auxquels il avait promis ses premiers essais en ce genre, attendaient ce moment avec une grande impatience.
On doit comprendre qu'arrivé à ce degré de science en mécanique, parrain Drosselmayer était un homme précieux pour ses amis. Aussi une pendule tombait-elle malade dans la maison du président Silberhaus, et, malgré le soin des horlogers ordinaires, ses aiguilles venaient-elles à cesser de marquer l'heure; son tic-tac, à s'interrompre; son mouvement, à s'arrêter; on envoyait prévenir le parrain Drosselmayer, lequel arrivait aussitôt tout courant, car c'était un artiste ayant l'amour de son art, celui-là. Il se faisait conduire auprès de la morte qu'il ouvrait à l'instant même, enlevant le mouvement qu'il