Légendes démocratiques du Nord. Jules Michelet

Légendes démocratiques du Nord - Jules Michelet


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admettait les bourgeois aux droits politiques. Elle mettait les paysans sous la protection de la loi. Elle rendait la royauté héréditaire.

      Cette faute en entraîna d’autres. On donna l’armée au neveu du roi, un jeune homme sans expérience, et on lui subordonna Kosciuszko. Celui-ci, avec quatre mille hommes, vainquit vingt mille Russes. Mais la perfidie de l’Autriche, qui recueillit les Russes battus; la perfidie de la Prusse, qui abandonna la Pologne, encouragée et compromise par elle, portèrent le coup mortel à ce malheureux pays. Le roi se déshonora, pour éviter le partage, en accédant à la ligue formée, sous l’influence russe, pour les anciennes libertés. Et alors l’ambassadeur russe, terrifiant l’Assemblée, enlevant ses membres les plus courageux pour la Sibérie, enfermant et affamant pendant trois jours le roi et la diète, prit la main du roi demi-mort et lui fit signer le second partage (1793).

      Dans l’acte qui le déclara, on annonçait que, en mémoire de cette belle victoire des anciennes lois de la Pologne, on leur érigerait un temple bâti de roc, sous l’égide de la sage Catherine, un temple à la liberté!

      Tout l’hiver, les Russes mangeaient la Pologne. Les logements militaires écrasaient le paysan. Ce n’était partout que pillage, pauvres gens battus, des larmes et des cris. L’ambassadeur russe Igelström, en quartier à Varsovie, apprenait aux Polonais ce qu’avaient été les Huns du temps d’Attila. Il faisait piller les uns, arrêter les autres, se moquait de tous. Les ambassadeurs russes qui se succédaient en Pologne avaient, la plupart, une chose intolérable: ils étaient facétieux. Celui qui enleva quatre membres de la diète trouva plaisant d’ajouter: qu’il n’entendait point gêner la liberté des opinions.

      Les Russes sentaient bien d’instinct qu’une insurrection couvait. Ils ne pouvaient rien saisir, accusaient au hasard, criaient au jacobinisme. Ils supposaient une influence active de la France, et ils se trompaient. Quelques jacobins vinrent à Varsovie, mais n’eurent que peu d’action. Un Français apporta tout imprimé un pamphlet vif et hardi: Nil desperandum (rien à désespérer encore). Plus tard, la révolution ayant éclaté, on envoya en Turquie et aussi en France. Mais la France elle-même était au bord de l’abîme. Le comité de salut public ne promit rien et dit seulement qu’il ferait ce qu’il pourrait.

      La révolution polonaise de 1794 fut tout originale. Elle eut deux éléments populaires: les ouvriers de Varsovie, soulevés, guidés au combat par le cordonnier Kilinski, et les paysans appelés sur les champs de bataille par Kosciuszko.

      Nous ne pouvons refuser un mot à cet ouvrier héroïque, qui fut, en réalité, le chef de la vaillante bourgeoisie de Varsovie. Il exerçait dans la ville une influence extraordinaire. Il avait coutume de dire: «J’ai six mille cordonniers à moi, six mille tailleurs et autant de selliers.» Un des ambassadeurs russes, le violent prince Repnin, devant qui tout tremblait de terreur, fait venir un jour Kilinski, et s’indigne de voir un homme calme, qui a l’air de ne rien craindre. «Mais, bourgeois, tu ne sais donc pas devant qui tu parles?» Alors, ouvrant son manteau et montrant ses décorations, ses cordons et ses crachats: «Regarde, malheureux, et tremble!—Des étoiles? dit le cordonnier; j’en vois bien d’autres au ciel, monseigneur, et ne tremble pas.»

      C’était un homme simple et pieux autant qu’intrépide. On ne pouvait lui reprocher qu’une chose: marié et père de famille, il gardait un cœur trop facile; ses mœurs n’étaient pas exemplaires. En récompense, le fond de son caractère était d’une extrême bonté. Dans les Mémoires qu’il a écrits, il ne blâme, n’accuse personne; c’est le seul auteur polonais qui ait cette modération. Il semble qu’il ait regret au sang qu’il lui faut répandre. Il évite le mot tuer. Il dira, par exemple, qu’il lui a fallu apaiser un officier russe; puis tranquilliser un Cosaque, et mettre un autre en repos.

      Kilinski et les autres patriotes de Varsovie étaient dans la plus vive impatience d’éclater. Un événement précipita la crise. On licenciait l’armée. Le 12 mars, un vieil officier, brave et respectable, Madalinski, déclara qu’il n’obéirait point. Il n’avait que sept cents cavaliers; avec ce petit corps, il traversa hardiment toute la Pologne, culbuta les Prussiens qui s’opposaient à son passage, se jeta dans Cracovie.

      L’heure était sonnée. Kosciuszko, alors sorti de Pologne, revient à l’instant; il parvint à Cracovie dans la nuit du 24 mars 1794. Toute la ville était levée, toute la population l’attendait avec des torches, et le conduisit en triomphe. Fête sublime d’enthousiasme, et toutefois d’un effet lugubre! Les vives lumières, fortement contrastées par les ombres, semblaient dire l’éclatante gloire de cette révolution si courte, si tôt replongée dans la nuit... Le peuple pleurait d’enthousiasme, de tendresse pour cet homme, entre tous, héroïque et bon. On criait: «Vive le sauveur!» Ce cri revenait troublé par les profonds échos des vieilles églises où sont enterrés les rois de Pologne; les Sobieski et les Jagellons répondaient de leurs tombeaux.

      Kosciuszko fut nommé dictateur. Ses premiers actes furent simples et grands. 1º La levée générale de toute la jeunesse polonaise, sans distinction de classe, de dix-huit à vingt-sept ans. 2º Une proclamation touchante, qui devait aller au fond des cœurs, même des plus égoïstes.

      Dix jours s’écoulent à peine. Les Russes viennent livrer bataille aux Polonais (4 avril 1794). Ils avaient six mille hommes, Kosciuszko trois mille et douze cents chevaux. Sur ce petit nombre il n’y avait guère de soldats proprement dits. Les cavaliers étaient les nobles du voisinage. Les fantassins (sauf quelques troupes régulières) étaient de simples paysans armés de leurs faux; la plupart n’avaient jamais entendu des armes à feu. Ces pauvres gens furent bien surpris de voir le dictateur de la Pologne prendre sa place au milieu d’eux, et non dans la cavalerie. Il avait leur costume même, une redingote de toile grise qui ne se distinguait que par quelques brandebourgs noirs.

      Ces paysans, mêlés avec quelques troupes réglées, formaient la colonne du centre, conduite par Kosciuszko. Étonnés du bruit d’abord, ils ne le suivirent pas moins, et, d’un irrésistible élan, sans savoir ce qu’ils faisaient, dans leur ignorance héroïque, renversèrent les Russes. La bataille fut gagnée, si bien qu’il leur resta dans les mains douze pièces de canon. L’affaire fut décidée si vite, qu’ils n’eurent pas le temps de perdre du monde; ils n’eurent que cent trente morts et deux cents blessés.

      Les vainqueurs, si peu habitués à vaincre, surent à peine qu’ils avaient vaincu. Nombre de brillants cavaliers coururent bride abattue jusqu’à Cracovie, annonçant la perte de la bataille et la mort de Kosciuszko.

      Dès le soir de la bataille, et pendant toute la guerre, Kosciuszko mangea au milieu des paysans, et, comme eux, avec une frugalité extraordinaire, se refusant toute chose que la foule n’aurait pu avoir. C’était pour les grands seigneurs, dans ce pays d’aristocratie, un étonnement continuel de voir en Kosciuszko l’humble et respectable image du véritable chef du peuple, s’assimilant à ce peuple, le plus infortuné du monde, et le représentant dans la pauvreté. Oginski, l’auteur des Mémoires, mangeant un jour près de lui, lui voyait boire un petit vin à vil prix, et lui conseillait l’excellent bourgogne qu’Oginski buvait lui-même: «Je n’ai pas le moyen de boire du vin à ce prix», répondit le dictateur.

      Cette simplicité de vie était une chose tellement nouvelle et inouïe, qu’elle semblait généralement plus bizarre que touchante. Plusieurs la trouvaient ridicule. Beaucoup ne voulaient y voir qu’une comédie politique, une manière de flatter le peuple; mais le peuple, les paysans même, ne sentaient pas tout d’abord ce qu’il y avait en cela de véritable grandeur.

      Kosciuszko, étranger à toute adresse politique, n’avait suivi en ceci que le mouvement de sa grande âme: il lui semblait odieux, au milieu d’une foule si pauvre, de se présenter en roi de théâtre, de faire de pompeux banquets quand ils avaient à peine du pain. Tout son cœur était dans le peuple; comment sa vie eût-elle été étrangère à la sienne? Plus la crise approchait et le jour de mourir ensemble, plus il semblait naturel de vivre ensemble aussi du même pain, à la même table; chaque repas était comme une communion entre le chef et le peuple, une préparation


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