Résurrection (Roman). León Tolstoi

Résurrection (Roman) - León Tolstoi


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Messieurs! — dit enfin le président du jury, asseyons-nous autour de la table, et délibérons!

      Sur quoi, donnant l’exemple, il prit place dans le grand fauteuil présidentiel.

      — Quelles rosses que ces filles! — déclara alors le commis.

      Et, pour réfuter l’opinion de ceux qui prétendaient que la Maslova n’avait pas volé, il raconta comment une créature de la même espèce, sur le boulevard, avait un jour volé la montre d’un de ses collègues. Le colonel, après lui, raconta un trait plus étrange et plus probant encore: le vol d’un samovar d’argent.

      — De grâce, Messieurs, arrivons aux questions! — fit le président, en frappant de son crayon sur la table.

      Tous se turent, et le président commença la lecture des questions posées au jury.

      Ces questions étaient rédigées ainsi:

      1° Le paysan Simon Petrovitch Kartymkine, du village de Borki, district de Krapivo, trente-quatre ans, est-il coupable d’avoir, le 16 octobre 188…, volontairement attenté à la vie du marchand Smielkov, dans l’intention de le voler? Et est-il coupable d’avoir dérobé au susdit marchand, après l’avoir empoisonné avec la complicité d’autres personnes, une somme d’environ 2.500 roubles et une bague en brillants?

      2° Euphémie Ivanovna Botchkov, bourgeoise, âgée de quarante-trois ans, est-elle coupable d’avoir commis, de complicité avec Simon Petrovitch Kartymkine, les actes énumérés dans la première question?

      3° Catherine Mikaïlovna Maslov, âgée de vingt-sept ans, est-elle coupable d’avoir, de complicité avec les deux autres prévenus, commis les actes énumérés dans la première question?

      4° Au cas où Euphémie Botchkov ne serait pas reconnue coupable des actes énumérés dans la première question, est-elle coupable d’avoir, le 16 octobre 188…, étant domestique dans l’Hôtel de Mauritanie, pris secrètement dans la valise fermée du marchand Smielkov une somme d’environ 2.500 roubles?

      Ayant achevé sa lecture, le président reprit la première question.

      Hé bien! Messieurs, comment allons-nous répondre sur ce premier point?

      La réponse fut vite trouvée. Tous se mirent d’accord pour l’affirmative, tant au sujet du vol que de l’empoisonnement. Un seul des jurés refusa de tenir Kartymkine pour coupable: un vieil artisan qui, sans commentaires, répondait toujours négativement à toutes les questions.

      Le président se figura d’abord que ce vieillard ne comprenait pas, et il se mit en devoir de lui expliquer que, sans l’ombre d’un doute, Kartymkine et la Botchkova étaient coupables; mais le vieillard répondit qu’il comprenait fort bien, et que, suivant lui, mieux valait tout pardonner. «Nous-mêmes, dit-il, ne sommes pas des saints!» Et rien ne put l’amener à changer d’avis.

      Sur la seconde question, concernant la Botchkova, après de longs débats la réponse fut: «Non, elle n’est pas coupable.» On estima, en effet, que les preuves manquaient de sa participation à l’empoisonnement: c’était d’ailleurs sur ce point qu’avait particulièrement insisté son avocat.

      Le marchand, qui cherchait à innocenter la Maslova, soutint de nouveau que la Botchkova était l’agent principal de toute l’affaire. Et plusieurs des jurés furent de son avis, jusqu’au moment ou le président, soucieux de se maintenir sur le terrain de la stricte légalité, fit observer que, en tout cas, sa participation à l’empoisonnement n’était établie par aucune preuve matérielle. On discuta longtemps encore, mais l’avis du président finit par prévaloir.

      On déclara en revanche, sur la quatrième question, que la Botchkova était coupable d’avoir pris l’argent. À la demande de l’artisan, on ajouta: «Avec des circonstances atténuantes.»

      Enfin vint le tour de la troisième question, qu’on avait réservée pour la fin. Elle donna lieu à une discussion plus vive encore que les trois autres.

      Le président affirmait que la Maslova était coupable. Le marchand soutenait qu’elle était innocente, et le colonel et l’artisan appuyaient son avis. Le reste des jurés hésitait, mais semblait pencher vers l’opinion du président; et cela tenait surtout à ce que tous les jurés étaient fatigués, et se rangeaient de préférence à celle des deux opinions qui, en mettant plus vite tout le monde d’accord, pourrait plus vite leur rendre la liberté.

      D’après les résultats des interrogatoires, et d’après ce qu’il savait de la Maslova, Nekhludov avait la conviction que celle-ci n’était coupable ni de vol ni de l’empoisonnement. Il avait cru d’abord que tout le monde serait de ce même avis; mais il dut reconnaître bientôt qu’il s’était trompé, et que la majorité, sur la question, penchait plutôt vers l’affirmative, un peu à cause de la lassitude générale, un peu par égard pour le président, et un peu parce que le brave marchand, qui ne cachait pas que la Maslova lui plaisait, mettait vraiment trop de maladresse à la défendre. Nekhludov, en voyant cela, fut tenté de prendre la parole; mais une peur l’envahit à l’idée d’intercéder pour Katucha, comme s’il eût senti que tout le monde, aussitôt, devinerait les relations qu’il avait eues avec elle. Et cependant il se disait que les choses ne pouvaient pas se passer d’une telle façon et qu’il avait absolument le devoir d’intervenir. Il rougissait et il pâlissait; et il allait enfin se décider à parler, lorsque Pierre Gérassimovitch, évidemment agacé du ton autoritaire du président, intervint dans la discussion et dit, précisément, ce que lui-même s’apprêtait à dire.

      — Permettez, — disait le professeur, — vous affirmez qu’elle est coupable du vol parce que c’était elle qui avait la clé de la valise; mais est-ce que les domestiques de l’hôtel ne pouvaient pas ouvrir la valise avec une autre clé?

      — C’est cela, c’est cela même! — appuyait le marchand.

      — En réalité, il est impossible que la Maslova ait pris l’argent, car, dans sa situation, elle n’aurait su qu’en faire.

      — Parfaitement, c’est tout juste ce que je dis! — ajoutait encore le marchand.

      — J’estime plutôt que son arrivée à l’hôtel avec la clé aura suggéré l’idée du vol aux deux domestiques, qu’ils auront profité de l’occasion, et, ensuite, tout rejeté sur la Maslova.

      Pierre Gérassimovitch parlait d’une voix agacée. Et son agacement se communiqua au président, qui insista de plus en plus fort sur son opinion. Mais Pierre Gérassimovitch parlait avec tant d’assurance que la majorité se rangea à son avis, et reconnut que la Maslova n’avait point pris de part au vol de l’argent, ni de la bague, celle-ci lui ayant été donnée en cadeau par le marchand.

      Restait à décider si elle avait été coupable de l’empoisonnement. De nouveau le marchand, ardent défenseur de la prévenue, déclara qu’on avait le devoir de la proclamer innocente; mais le président répliqua, avec beaucoup d’énergie, qu’il y avait impossibilité matérielle à la proclamer innocente sur ce point, attendu qu’elle-même avouait qu’elle avait versé la poudre dans le verre.

      — Elle a versé la poudre, oui, mais elle croyait que c’était de l’opium! — fit le marchand.

      — Mais l’opium lui-même est un poison, — répondit le colonel, qui aimait les digressions; et il raconta, à ce propos, l’aventure de la femme de son beau-frère, qui avait absorbé de l’opium par accident, et qui serait morte sans l’habileté miraculeuse d’un médecin appelé en hâte auprès d’elle. Le colonel racontait avec tant de complaisance que personne n’avait le courage de l’interrompre. Seul, le commis juif, entraîné par l’exemple, s’enhardit à lui couper la parole:

      — On peut si bien s’accoutumer au poison, dit-il qu’on finit par en supporter, sans danger, de très fortes doses; et la femme d’un de mes parents…

      Mais


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